L’odeur iodée du bord de mer titillait l’odorat de Lucien. Celui-ci avait volontairement affuté ce sens pour en sentir pleinement la fragrance, tout en admirant le ballet incessant des vagues. C’était un de ces moments quasi unique où, contrairement à ses habitudes, il ne s’extasiait ni ne faisait le moindre commentaire sur l’objet de sa contemplation. La mer était calme, et cette plénitude dépeignait brièvement sur lui le temps de quelques minutes.

La mer était une maitresse capricieuse et insaisissable. Délicieusement insaisissable. On pouvait la peindre et la dépeindre autant de fois qu’on le voulait, à chaque fois elle serait différente. Une teinte subtilement influencée par la lumière, des vagues plus ou moins fougueuses, les bateaux tentant de la chevaucher, les astres se reflétant à sa surface… Le seul regret de Lucien était de ne plus pouvoir observer ce spectacle mouvant de jour. Car alors, la mer apparaissait encore une fois sous un angle nouveau. Avoir peint la Méditerranée et le port de Marseille sous toutes ses coutures lui en faisait pleinement prendre conscience, ravivant en lui de lointains souvenirs.

« Mais l’heure n’est pas à la nostalgie, non Monsieur ! » se rabroua-t-il.

En effet, car ce soir, il y avait du travail qui l’attendait. Enfin, parler de « travail » et de « Lucien » dans la même phrase revenait souvent à se contredire, les deux termes s’accordant difficilement. Quel que soit les tâches qu’il s’attribuait, elles rimaient toujours avec plaisir ou amusement, quand ce n’était pas les deux à la fois. En joyeux hédoniste qu’il était, il arrivait toujours à associer l’utile à l’agréable. Et quand cela n’était pas possible, c’était ses goules qui s’en chargeaient, point final.

Mais cette nuit, c’est lui qui serait sur le devant de la scène. Malgré l’inauguration de son dernier établissement il y a quelques jours, un restaurant à la cuisine française méditerranéenne où il en profitait pour exposer diverses œuvres sur le même thème, Lucien avait déjà d’autres projets en tête. Jusqu’à maintenant, ses établissements n’avaient toujours visé qu’une clientèle humaine. C’était un bon moyen pour repérer de jeunes talents et nouer quelques liens avec eux, ou tout simplement pour profiter d’une compagnie ayant plus ou moins la même sensibilité à l’art que lui. Pourtant, depuis quelques temps déjà, la soif de nouveauté se faisait sentir. Pourquoi ne pas se tourner vers un public plus « nocturne » ?

L’idée faisait son chemin, il s’agissait autant d’une éventualité intéressante qu’un nouveau défi artistique à relever. Et il est souvent judicieux de savoir ce qui se fait déjà, de noter les détails dérangeants et autres améliorations possible pour ne pas faire les mêmes erreurs, puis d’y aller à sa sauce, n’est-ce pas ? Bon d’accord, en réalité, Lucien s’avait déjà à peu près ce qu’il désirait. Ce n’était là qu’un prétexte pour se rendre au Midnight, le night-club pour vampires de Los Angeles, et profiter de la nuit qui s’offrait à lui.

Pour l’occasion, et influencé par la perspective de profiter de la mer avant de s’y rendre, il s’était vêtu dans les tons bleu sombre. Une chemise d’un bleu clair tirant sur le blanc, un veston d’un bleu presque noir, et une veste par-dessus le tout, dans une nuance plus proche de la couleur de l’océan en journée. Un pantalon en tissu, de même couleur que la veste également, ainsi que des chaussures simples et noires. Et bien sûr, l’un de ces habituels masques ! Celui-ci lui couvrait le haut du visage et sa matière noire quelque peu particulière lui procurait des reflets bleus à la lumière. Ses cheveux étaient noués en une natte.

Spoiler:

Se sentant d’humeur légère, c’est d’un pas qui l’était tout autant qu’il s’arracha finalement à la contemplation d’une de ses muses préférées, avançant au bord de la piste destinée aux cyclistes. Mais alors qu’il songeait à prendre le chemin du Midnight, son attention fut attirée par autre chose, ou plus précisément par quelqu’un. Il aperçut une jeune demoiselle. Enfin jeune, il n’en savait rien vu comme ça. Car malgré son air ingénu, son aura ne trompait pas : c’était une vampire.

Aaaah, ce cher Lucien ! Dispersion et distraction incarnées ! Un joli minois suffisait à l’interpeler, d’autant que celui-ci ne lui disait rien, ce qui ne faisait que l’intriguer d’avantage. La nuit serait encore longue, le Midnight pouvait bien l’attendre encore un peu, non ? Juste le temps de faire connaissance avec la jolie fleur qu’il observait. Et peut-être même se joindrait-elle à lui.
Il se rapprocha donc de celle-ci.

« Bonsoir à vous, jolie fleur ! Je me présente, Lucien Thézard Clairmont, dit aussi l’Arlequin Narcissique par notre ex-Prince. Que peut bien faire une charmante personne comme vous seule ici ? C’est d’un triste ! Mon cœur ne saurait souffrir pareille scène. Que diriez-vous que je vous tienne compagnie et que nous fassions plus amples connaissances ? »

« Je suis pas une fleur moi, je suis Alice. »

Cette remarque eu le don d’accentuer son sourire et de l’amuser. Il n’en déplaise à la demoiselle, mais pour lui si. C’était une image bien sûr, mais elle semblait tout aussi délicate et charmante au premier abord. Puis, voyant qu’elle le détaillait du regard, il en fit brièvement de même. Son cœur allait décidément souffrir ce soir, et si ce n’était pas pour la première raison qu’il avait évoqué, ce serait pour la tenue de sa petite interlocutrice. Quel dommage qu’elle ne se mette pas d’avantage en valeur ! Il allait en faire la remarque avant de réaliser l’absence de chaussures à ses pieds, puis qu’elle ne lui réponde, ajoutant que son cœur ne pouvait souffrir puisqu’il était « en panne ».

« En panne… » Il posa une main sur son cœur. « L’expression me plaît ! Mais je vous assure, petite Alice, qu’il n’en est pas moins vibrant d’émotions. »

Et c’était particulièrement vrai en cet instant. L’étrange façon de s’exprimer de la jeune fille lui rappela son vieil ami du nom de Tzi. Son regard se perdit un instant dans la mer, assaillit par d’anciens souvenirs. Décidément, cette nuit commençait à verser un peu trop dans la mélancolie à son goût. Il allait passer le reste de celle-ci à se distraire comme il savait si bien le faire, et il n’y paraitrait plus rien ensuite.

« Et pourquoi je devrais pas être seule ? J'aime bien être seule ? Pas toujours, mais bon … pas toi ? Pourquoi tu étais là alors ?

- Libre à vous d’être seule, si tel est votre souhait. Je préfère la foule en ce qui me concerne, mais la mer est plus agréable à admirer en solitaire. » Il prit un air peiné, faisant teinter du regret dans sa voix. « Si ma présence vous dérange, je ne vous l’imposerai pas.  Mais vous m’aviez l’air pensive, et… »

Il s’interrompit. Alice. Alice… Maintenant qu’il y pensait, ce nom lui rappelait quelque chose, mais quoi ? Il lui semblait l’avoir entendu une ou deux fois à l’Elyseum, mais il ne parvenait pas à l’associer à quoique ce soit. Voilà ce que c’était, que de délaisser l’Elyseum pendant quelques mois et de ne se préoccuper que de ses petites affaires : on en loupait tout un tas de potins et les dernières nouvelles. Il prit mentalement note de se réserver prochainement quelques nuits pour y aller et rattraper le temps perdu. Et ce serait l’occasion d’asticoter un peu ce cher Gardien.

« Seriez-vous arrivée récemment à Los Angeles ? Il me semble avoir déjà entendu votre nom, mais j’aurais forcément le souvenir de vous avoir vu à l’Elyseum. C’est certain, une jolie demoiselle telle que vous. »

-Je suis l'infante de Christophe, mais je me suis présentée. Maintenant, je peux aller où je veux, quand je veux.

C’était donc cela ! Maintenant qu’elle le disait, il lui semblait bien que lors de la prise de pouvoir du nouveau Régent et du renouvellement des serments des gradés de la Camarilla, une petite Malkavian avait été présenté par le Primogène de ce clan. Mais il n’avait pas pu voir son visage d’où il s’était tenu cette nuit-là, et on ne pouvait pas non plus dire qu'il avait été très attentif. Pour tout dire, il avait même été d’une humeur massacrante à ce moment-là, ne prêtant qu’une oreille polie à la cérémonie et filant dès qu’elle avait pris fin. Son irritabilité n’avait eu aucun lien avec les évènements de la soirée, ni avec ce nouveau prétendant au pouvoir, un Ventrue du nom de Nathanael Pearson.

Non, en fait, il s’était à peine réveillé qu’il s'était déjà senti agacé, sans qu’il n’y ait de raison particulière. Puis à cela s’était ajouté l’appel d’Anna, la Goule qui gèrait pour lui son principal bar le plus branché et huppé, comme quoi ils allaient devoir décaler une partie de l’agenda de la semaine qui venait. Et Lucien avait horreur de ça. On ne badinait pas avec l’art et l’organisation, si le moindre grain de sable venait s’incruster dans ses projets aussi précis et minutieux que du papier millimétré, c’était là une raison suffisante pour lui d’être de mauvaise humeur.

Mais bref, tout cela pour dire qu’à sa plus grande honte, il n’avait réellement pas remarqué ce petit bout de jeune femme la première fois qu’il en avait eu l’occasion. Et ça, c’était impardonnable. La question de son interlocutrice quant à son masque le fit sortir de ses réflexions intérieures. S’il était un enfant des masques, lui ? D’aussi loin qu’il se souvienne, c’était la première fois qu’on le lui demandait. La plupart du temps, quand une question portait sur celui-ci, elle sonnait plutôt comme un « Vous vous ne lassez jamais de faire le pitre ou de vouloir sans cesse attirer l’attention… ? », dit de manière plus ou moins exaspérée.

« Oh, pas du tout ! Je suis un éternel ami des Arts avec un grand ‘A’. Je me dévoue corps et âme pour eux, j’irai jusqu’au bout du Monde encore et toujours pour eux, en bon Toreador que je suis ! »

Et en faire de trop était presque une seconde nature.

« Concernant la raison de ce masque, j’en porte un tout simplement parce que cela me plaît, sans doute un peu comme vous qui ne portez pas de chaussures, à moins qu’il n’y ait une autre raison ? Mais pour vous donner plus de détails, j’ai pris cette habitude après avoir eu la chance de me rendre au Carnaval de Venise, en Italie. Cela me rappelle l’ambiance joyeuse et festive qu’il y avait cette nuit-là qui fut inoubliable. Jamais je n’ai revécut pareil moment, aussi je me démène pour faire revivre cet instant chaque nuit. »

Faire la fête oui, voilà qui était dans son tempérament. Mais communiquer sa joie de vivre et son amour des Arts n’en était pas la seule raison. Quoi de mieux pour s’oublier que de ne pas se laisser le loisir et le temps de penser aux choses désagréables qui pouvaient parfois nous miner ? Mais ça, il en était à peine conscient, ou plutôt, il préférait passer outre et ne se soucier de rien d’autre que de son plaisir. Ce masque était autant réel et tangible qu’il était invisible et difficile à percer, y compris pour Lucien lui-même.

Le grand Vampire attendit la réaction de la jeune Alice, lui rendant toujours son regard. L’espace d’un instant, elle lui parut bien innocente et nouvelle dans cet univers nocturne. Cela ne l’attendrit que d’avantage à son égard. Il ne percevait pas chez elle le dédain et les ambitions dévorantes qu’avaient certains semblables, et c’en était aussi reposant que plaisant.

« Pourquoi ne pas poursuivre cette discussion ailleurs ? Je pourrais vous faire découvrir quelques endroits que vous ne connaissez peut-être pas. A moins que vous ne préfériez continuer à profiter de la mer ? »

Ce faisant, il lui avait proposé son bras. Finalement, peu lui importait d’aller au Midnight cette nuit ou la suivante, ou bien de rester sur la plage. Il y avait trouvé une compagnie qui pour l’instant lui plaisait.

Comment une telle innocence pouvait encore persister dans leur monde nocturne à eux ? C’était là la question que se posa Lucien en entendant la jeune Vampire s’inquiéter de l’état de son bras, alors qu’il s’agissait d’une invitation à le suivre. Pas seulement de l’innocence, mais aussi une certaine ignorance. Mais l’innocence et la candeur étaient deux des plus grandes illusions en ce monde, et finissaient invariablement brisées. C’était ce que lui avait appris sa longue vie. On pouvait feindre qu’il n’en était rien, comme lui, mais la brisure restait intacte.

Mais Alice semblait encore loin de ce stade. Etait-ce vraiment prudent de la part de son Sire de lâcher cet oisillon au milieu des fauves ? Car telle était la nature des enfants de Caïn, tant qu’il restait encore une proie qui n’attendait que de finir sous la coupe de l’un de ces prédateurs, elle serait la cible des plus vieux, aussi petite soit-elle. Surtout dans son cas, Infante d’un des Anciens de la Camarilla. Ce serait par son intermédiaire à elle que certains tenteraient d’atteindre Christophe, nul besoin d’être Malkavian pour le prédire. Ces Malkavians… Même après tout ce temps, Lucien avait encore du mal à les comprendre, par moments.

Lucien prit délicatement la main de la jeune fille posée sur son bras. Son regard était à l’image de ce qui se passait dans sa tête, brouillé d’émotions. Cette innocence le ravissait dans un sens, tant elle était rafraichissante. Mais il y avait l’inquiétude, car à ses yeux elle ne serait pas éternelle, et qui pouvait dire quelle serait la lourdeur de sa chute quand elle la perdrait ? La bienveillance, voilà finalement le sentiment qui l’emporta. Elle lui donnait envie de préserver cette douceur qui était sienne.

« Non, je ne suis pas blessé. C’était une invitation à me suivre, si tu le souhaites. »

Avant cela, il s’était laissé emporter par la conversation et ses souvenirs, mais prendre pleinement conscience de la nature d’Alice avait semblé l’apaiser, d’après le ton plus doux et son débit de paroles plus posé.

« Pourquoi ton Sire te laisse-t-il seule à travers la ville alors que tu sembles si jeune ? Tu ne parait même pas te méfier de moi alors que tu ne me connais pas. »

Elle n’était pas son Infant, et ce n’était pas à lui de faire son éducation. Lucien en était bien conscient, et il n’en avait jamais été question dans son esprit. Pourtant, cet instinct protecteur qui s’éveillait en lui à la vue de la jeune Vampire lui soufflait qu’il ne serait pas de trop pour veiller sur elle. Mieux valait garder sa propre candeur aussi longtemps que cela était possible pour lui, car lorsqu'elle disparaissait, c'était pour de bon, et le monde ne vous apparaissait plus jamais sous le même angle. Mais la question se posait : comment préserver quelque chose d’aussi fragile que l’innocence ?

-Qui te dit que je suis seule ?

Après tout, il ne fallait pas oublier que Christophe était un Ancien, et qu’il avait donc les capacités qui allaient de pair avec son âge. Il devait donc avoir les moyens non seulement de veiller sur Alice, mais aussi de la protéger d’une quelconque manière si nécessaire. C’est du moins la conclusion que finit par en tirer Lucien, avant qu’Alice ne lui rétorque qu’il ne s’était pas méfié non plus, ce qui le fit rire.

« En effet, et je n’ai aucune excuse si ce n’est celle de m’être laisser attendrir par ta candeur.

-Je crois pas que tu me veuille me faire du mal.

- Honte à moi si je venais à m’en prendre à une enfant ! Mais certains n’ont pas mes scrupules. Enfin qu’importe, ne gâchons pas cette belle nuit avec ces sombres pensées. Dis-moi, que dirais-tu que je te fasse découvrir le Midnight ? Je te parlerai de Venise là-bas, si tu veux. A moins que tu ne connaisses déjà ce lieu ? »

Elle était ignorante de ce merveilleux monde qui l’entourait ? Qu’importe ! Il lui ferait découvrir les villes et les pays qu’il avait traversé tout au long de ces deux siècles de non-vie à travers ses souvenirs et ses anecdotes. Et même à travers l’art, s’il décelait un intérêt de ce genre chez elle. Venise, et même l’Italie entière si elle le souhaitait, la Glorieuse France, les pays méditerranéens, l’Asie, …

A cet instant-là, aussi paradoxal que cela puisse être, il se sentit ragaillardi et rajeunir, revenir à une époque à laquelle il était alors plus serein que maintenant. Assurément, la compagnie de la petite Alice lui serait aussi agréable que bénéfique. Lui tenant toujours la main avec légèreté, pour bien signifier qu’il ne la forçait en rien, il esquissa un pas en direction des escaliers qui remontaient sur la route.