Le ciel est noir. Encre, Ténèbres, rien de très rassurant en somme. Heureusement, J’aime à m’aventurer dans un lieu qui combat entre tous cette noirceur. Ce quartier animé de jour comme de nuit scintille de milles lumières, résonne de mille sons. Ici, je me sens chez moi, tant j’ai parcouru ces rues encombrées de monde.

On dit parfois que l’endroit est dangereux, on évoque la mafia. Pourtant, je me sens bien plus en sécurité dans ces éclairages crus, vifs, dansants que dans le quartier de banlieue tranquille que j’habite d’ordinaire. Pour commencer, ici, il y a la lumière. Je le sais, il me faudra rentrer, mais je traîne encore en arrière, papillon retenu par une flamme. Ici, je n’ai pas peur.

Enfin… presque pas. Il faut se rendre à l’évidence, je n’ai rien d’une courageuse aventurière, et, depuis quelques instants, déjà, une boule d’angoisse me noue l’estomac. Peur déraisonnable qui me pousserait pour un peu à détaler à toutes jambes sans demander mon reste comme un lapin affolé. J’ai l’impression que de chaque coin d’ombre peut jaillir un monstre, un fantôme, une créature surnaturelle. Ces mêmes créatures que je sais ne pas exister. Et pourtant… pourtant, la nuit je perds toute logique, tout sens commun.

Qui irait imaginer qu’on puisse avoir peur du noir comme ça à mon âge ? Cette frayeur ne se contrôle pas, je ne l’ai jamais contrôlée, et maintenant la voici qui me subjugue, qui prend le dessus, une fois encore. Ma respiration se bloque, j’étouffe, j’ai besoin d’air. Je m’éloigne autant que possible de la foule tout en évitant les ombres, et je m’affale contre un mur. Des points noirs dansent devant mes yeux, une larme coule. Je ne me contrôle plus, je me sens impuissante, incapable de passer outre cette panique ?

J’ai trop tardé à rentrer. J’ai clairement trop tardé à rentrer. Qu’est-ce qui m’a prise de vouloir me balader encore ? Je le sais pourtant, je le sais que je panique dès que la nuit tombe. Il en a toujours été ainsi. Et pourtant, ce soir, en sortant d’une journée de cours particulièrement pourrie, j’ai absolument tenu à me changer les idées avant d’aller affronter à nouveau ma banale vie de famille. J’ai rêvé d’aventure, et voici que l’aventure se bloque d’un coup face à une terreur infranchissable. Franchement, vu de l’extérieur, mes prétentions doivent être bien risibles !

J’entends à peine un homme, intrigué, qui me demande dans un mauvais anglais si ça va. J’opine, priant pour qu’il s’en aille. Mais il insiste. « Ça va ? » Non bordel, tu vois bien que ça va pas, casse-toi ! Voila ce que j’aurai envie de répondre. Mais je ne peux pas.

Trop peur. Trop peu de contrôle. Et dire que c’est pour ce contrôle que je me suis mise aux arts martiaux ! Le résultat laisse franchement à désirer. Je me passe une main sur le front. Respire, ma grande, respire.

Je commets l’erreur de relever la tête pour avoir la confirmation que le type qui s’est approché s’est en allé. Oui c’est bon. Mais en face de moi, il y a une ruelle sombre. Un hoquet me bloque la respiration, et la crise d’angoisse reprend de plus belle.

Bah oui, il fallait bien que cette phobie ressorte à un moment ou à un autre =P

On s’approche de moi, j’ai peur. On profite de ma faiblesse, je le sens. Des hommes sont là, je ne pourrai rien leur faire. Rien dans cet état. Les secondes s’égrènent, l’un d’entre eux se détache. Il est là, tout proche, je pourrai presque le toucher si je tendais la main.

"Mademoiselle, il n'est guère prudent de se promener ainsi, tard la nuit..."

Une phrase qui, clairement, ne me rassure pas. A la peur des ténèbres succède la terreur de ce qui pourrait advenir. Effrayée, le souffle toujours aussi court, je me redresse, mais on m’intercepte. Le corps soudainement emprisonné, une main sur la bouche, je me débats.

Que puis-je faire contre cette force-là ? Un coup, un deuxième. Je ne touche que du vide qui s’étiole une seconde avant de me faire sentir à quel point peut être vaine cette intervention. Mon espoir se décompose de seconde en seconde alors qu’on m’emmène dans les ténèbres. Des larmes coulent. Ai-je davantage peur de ces hommes ou des ténèbres ?

Non. Non je ne peux pas aller dans les ténèbres. Je ne veux pas être privée de ma vue. Une fois encore je me débats, comme un animal pris au piège. Non. Je dois me dégager, il le faut. Un homme tombe, puis un autre, et enfin le dernier, me projetant au sol dans sa chute. Est-ce moi qui ai fait ça ? Impossible ?

Le dernier gesticule, ligoté par un lien que je ne saurai voir. Ses entraves, que sont-elles ? Comment s’est-il empêtré là dedans ? Les lieux enflamment mon imagination, et ravivent mon désespoir. Je dois partir, je dois m’éloigner. Il fau que je retrouve un lieu où je sois capable de voir. De savoir par la vue.

Autour de moi, il n’y a plus que l’obscurité et ces corps. J’étouffe une nouvelle bouffée d’angoisse. De la lumière. Il me faut de la lumière. Je me relève, appuyée contre un mur. Je titube, perçois à peine mon corps. Je n’esquisse aucun pas, pas assez de forces. Trop de choses, trop de peur ici.

Quelqu’un vient. Qui est-ce ? Dans la pénombre, je le vois, terrifiée. Sa silhouette est fine, et je ne distingue qu’à peine son visage. Un asiatique. Quoi de plus surprenant à Chinatown ? Cette figure presque familière m’apaise en un certain sens, même si je suis certaine de ne l’avoir jamais vu auparavant.

Il s’approche, il n’est pas menaçant, et pourtant, une terreur sans nom me broie les entrailles. Ses yeux… Est-ce un effet d’optique ? Je ne les distingue pas bien, mais ils me semblent noirs. Ils sont… inhumains. Je le crois. A moins que ce ne soit un résultat de la peur ? Je ne parviens pas à cesser de trembler alors qu’une main de glace semble s’être refermée sur tout mon être.

"Que veux-tu faire de ces pauvres âmes? Choisis la sentence?"

Je suis interloquée. Comment une voix si douce et posée peut-elle proférer de pareilles paroles ? La peur le cède quelques instants à l’incompréhension avant de refaire surface dès que je comprends à quel point il se montre sérieux. Si je choisis la mort, il le fera. Je ne sais pas comment, je ne peux même pas l’expliquer rationnellement, mais je le sens au plus profond de mon être.

- Je crois…

J’avale avec difficulté ma salive. Peu certaine de la requête à formuler.

- Laissez les…

Je veux clarifier ma pensée, mais je n’y arrive pas. Pas tant que ma voix tremblera comme ça. Je me force au calme, je rassemble mes esprits, et j’énonce d’une voix qui se voulait claire.

- Ne faites rien d’inconsidéré pour si peu. Leur vie ne vaut pas la peine que vous vous salissiez les mains.

J’espère juste ne pas m’être trompée sur ses intentions. S’il parlait de prévenir la police et non de les tuer, à n’en pas douter j’aurai l’air bien stupide. Je fais un pas dans sa direction. Mes jambes peinent à me porter, et le retour de mes vieux démons n’aide pas vraiment.

- S’il vous plaît… J’ai besoin… de Lumière.

J’ai la certitude d’avoir fait le bon choix en voyant cet étrange adolescent ranger sa lame. Bon sang… Il l’aurait fait ! Lassé du concert de protestations dont nous abreuvait celui qui était ligoté dans les ombres, il l’assomme avec un léger sourire. En une seconde, son visage paraît presque sympathique après être redevenu un masque de glace. Peu rassurée, bien qu’il soit extrêmement courtois, je choisis de ne pas fuir. Bien que mon choix soit assez limité étant donné le manque d’assurance certain dont fait preuve mon corps.

"Madame, la clémence est fille de reine. Il sera fait à votre désir."

Ces paroles me semblent étranges, mais certainement pas autant que celui qui les prononce. Je n’ai pas le temps de me poser la moindre question qu’il m’entraîne déjà à son bras, m’aidant à retrouver le sens de ma contenance. Les Ténèbres sont toujours autour de moi, mais… je n’ai plus autant peur. Est-ce d’être accompagnée qui me rassure ? Est-ce autre chose ? Une impression peut-être ? Quelle impression ? Je cherche tandis qu’il m’adresse ces mots.

"J'apprécie la manière dont vous avez considéré mon honneur, mais vous sous-estimez je pense votre courage. Cette lune, mon assistance est votre. Je ferai en sorte de chercher ces lumières. Allons en direction du centre la vous serez certainement plus rassurée? A moins que vous n'ayez un autre endroit en tête, je vous conduirais la ou votre cœur souhaitera aller."

Je mets quelques temps à prendre conscience que sa peau est froide. Glaciale, même. Il ne semble pas souffrir du froid pourtant. Et si… si je n’avais pas peur des ténèbres parce qu’il était prince en ce domaine ? Je chasse cette pensée, me contraint au calme une fois encore, et lui réponds, peu certaine du caractère énigmatique de certaines de ses paroles. Honneur ? Courage ? Assistance ?

- Je ne supporte pas le noir, je ne l’ai jamais… supporté. Le centre ville ira très bien. Merci.

Aurai-je cette phrase malheureuse ou ne l’aurai-je pas ? Je la lui dois certainement bien plus qu'à d'autres. Le personnage me semble pourtant dangereux, vraiment dangereux, et cependant mon intégrité morale me commande, m’ordonne de lui formuler ces mots. Je tergiverse encore quelques instants avant de la laisser tomber tout en marchant.

- Je vous dois beaucoup ce soir. Si je peux faire quoi que ce soit pour vous rendre la pareille… N’hésitez pas.

En marchant à ses côtés, j’aperçois la ville, ses lumières. Elles m’apaisaient plus que de raison. Je crois que j’ai rarement été aussi soulagée de les voir, et pourtant, ma peur est ancienne, sans réel début, et, probablement sans réelle fin.

Sa peau est vraiment glaciale, je prends mon courage à deux mains, sans savoir pourquoi exactement je dois prendre ce courage, et ôte le foulard que j’ai autour du coup pour le lui tendre.

- Tenez. N’avez-vous pas froid ?

Je devine un certain malaise chez le jeune homme qui m’accompagne. Il s’est écarté, comme s’il avait peur que je m’inquiète pour la froideur de son corps. Est-il malade ? Sa présence est étrange, il me semble venir d’un autre temps. Mais sans doute est-ce le choc des cultures. Après tout, il n’est peut-être pas ici depuis longtemps ? Je n’en sais rien, au final, je me perds en conjectures sans trouver le moindre soupçon d’indice qui pourrait m’aiguiller.

J’opte finalement pour la maladie. J'ai eu vent de certaines pathologies qui conduisent les gens à ne supporter ni le bruit ni la lumière, et à rechercher le calme avant tout. Peut-être est-il atteint de Fibromyalgie? D'autre chose? Cela expliquerait sans nul doute son comportement.

"Si tu aimes la lumière, j'apprécie les ombres. L'obscurité n'a qu'un seul défaut, cacher ce que l'on craint. Mais lorsqu'on devient assuré de ne rien trouver, les ombres offrent un véritable havre de paix. Peu de personnes sont assez folles pour chercher dans le noir, et encore moins les personnes qui s'y réfugient. Pour ce qui est de la dette, donne moi simplement ton prénom, je te donne le miens, Shiro."

A l’entendre, il est bien plus à l’aise dans les ténèbres que dans les lieux éclairés. Peut-être souffre-t-il d’une certaine photosensibilité? Mais cela pourrait-il affecter ses yeux comme ça ? Il faudra que je me renseigne sur le sujet. Je note le tutoiement subit également. Pourquoi ce changement soudain ? Il me semble tout à coup que Shiro a mon âge, alors qu’il y avait plus tôt quelque chose qui me poussait à le croire plus âgé. Décidément, plus les secondes files, moins le peu que je connais de lui me semble réel.

- Je n’avais jamais réfléchi aux choses comme ça. Pour moi, le noir a toujours recélé tout ce qui était dangereux et terrifiant. Je m’appelle Gabrielle, ravie de te rencontrer Shiro.

Je remarque que le jeune homme semble en effet fuir les lumières, et reste en retrait. Il refuse mon foulard, aussi je le remets autour de mon cou. La fin du calvaire est toute proche pour lui, puisqu’il me suffit de tourner à la prochaine rue pour être à nouveau dans mon quartier tranquille.

"Habites-tu par ici? Il est tard non? Peut-être serait-il préférable de rentrer? Comme tu peux le voir, je ne suis pas très à l'aise par ici."

Je sens à quel point le bruit et la lumière l'insupporte, aussi j’opine.

- Ce n’est plus très loin maintenant. Je peux rentrer seule, ne te force pas, Shiro, c’est déjà très gentil à toi de m’avoir accompagnée jusqu’ici.

Je lui désigne une fenêtre éclairée un peu plus loin, dans un quartier résidentiel, où, je le sais, on m’attend très certainement depuis quelques heures déjà, et derrière laquelle je ne tarderai pas à me prendre une sévère engueulade.

- J’habite juste là. Rassure-toi, plus rien ne peux m’arriver à part louper une marche dans les escaliers.

C’était de l’humour bien sur, mais j’espère quand même qu’il sera capable de le déceler. Ce jeune homme est tellement changeant que je ne jurerai de rien. Je fais quelques pas pour m’éloigner, hésite quelques secondes, reviens vers lui, ôte mon foulard et le lui passe de force autour du cou. S’il est malade ? Ou s’il a juste poussé la galanterie à le refuser pour que je n’aie pas froid moi-même ? Dans tous les cas, je n’en ai pas besoin pour les quelques mètres bien connus qui me séparent de chez moi.

- Rentre bien, Shiro.

Je détale comme un lapin ou presque, un étrange sentiment sur le cœur. Je ne saurai dire avec certitude quel souvenir je garderai de cette soirée. Est-ce celle d’un chevalier servant ? Celle d’un adolescent ? Celle d’un être énigmatique ? Les trois sans doute. Mais une chose était sure, cette nuit, lorsque j'aurai peur du noir, comme toutes les nuits, je me souviendrai que parfois, il y a une lueur d'espoir dans les ténèbres.

Je m'en serai voulue de te mettre plus avant à l'épreuve de la soif xD Puis-je te proposer que l'on se retrouve à nouveau un soir prochain?