Pour juger un général, il fallait simplement observer ses soldats. Étaient-ils bien entrainés, disciplinés, compétents ? C’était un constat que Lowell avait déjà pu faire quand il n’était qu’un simple fantassin du 369eme régiment d’infanterie lors de la Première Guerre mondiale. À cette époque de trouble, il était bien plus facile de juger de la compétence d’un chef, il suffisait de compter le nombre de soldats en vie ou le nombre de déserteurs. Curieusement, le poste de prévôt semblait soumis aux mêmes règles. Sans ses sentinelles, un prévôt était aussi utile qu’une main dépourvue de doigts, un moignon qui ne pouvait que battre de l’air, incapable d’agir, donc condamné. Les doigts devaient être robustes et forts pour qu’ils l’aident à atteindre ses objectifs. Voilà pourquoi, le recrutement d’une sentinelle ne devait jamais être pris à la légère.

Cette soirée-là, une potentielle recrue devait le rencontrer, un certain Jared, Toreador originaire de la ville des lumières. Le profil de ce nouveau-né avait l’air intéressant, restait à savoir s’il avait les compétences requises pour faire partie des troupes du prévôt.

Premier constat : l’homme était ponctuel, il n’avait pas une seconde de retard sur l’horaire fixé. À l’ère du numérique cela pourrait paraître véniel, mais la ponctualité et la promptitude étaient des qualités rares que recherchait le Ventrue. À ce propos, il s’était posté non loin de l’entrée pour surveiller l’arrivée de son invité, un quart d’heure avant l’heure prévue. Aussi, ce dernier n’eut pas à attendre longtemps, pour que Lowell le rejoigne.

« Le spectacle vous plait ? »

Sourire un coin, il se posta devant le Toreador et le scruta de pied en cap. Il n’était pas un membre du clan des roses pour rien, cela se voyait au soin apporté à sa tenue vestimentaire. Lowell s’attarda, un peu plus sur le porte-document du candidat, en se demandant qu’est-ce qu’il pouvait contenir avant de reprendre la parole.

« Mais hélas avant d’en profiter pleinement, nous devons parler affaire, suivez-moi. »

Le prévôt escorta la potentielle recrue dans une pièce à l’écart du public. Il s’agissait d’un petit salon privé, qu’on devinait exclusivement réservé aux caméristes. Tout semblait indiquer que l’endroit avait plutôt une fonction ludique, que professionnelle. L’ensemble était bien entendu, insonorisé. En fait, le seul objet qui semblait être lié au travail était un ordinateur portable posé sur une table basse à côté d’une pile de documents.

« Prenez place »

Dit-il en désignant de l’index un des fauteuils recouverts de velours bleu turquoise qui meublait la salle, tout s’installant sur un confortable divan.

« Et expliquez-moi, la raison de votre venue ici.»

Décrypter le langage corporel était aussi important que comprendre le sens caché derrière chaque mot. Le corps mentait rarement. Il exprimait fidèlement les sentiments refoulés, en plus, il était inutile d’essayer de le masquer, car plus on y mettait de l’ardeur, plus ce langage devenait fort et puissant, de la même manière qu’un chuchotement pouvait devenir plus audible qu’une phrase prononcée doucement. Suivant ce principe, Lowell observa minutieusement les faits et gestes de son interlocuteur. Le Toréador était calme et posé, rien dans son attitude ne traduisait l’angoisse ou le stress qu’il avait déjà constaté chez d’autres candidats trop zélés.

Les premières paroles de la future sentinelle firent bonne impression chez le Ventrue. Les raisons qu’il avait exposées étaient toutes personnelles, mais elles semblaient sincères. Il fallait maintenant prouver que ce n’était pas que de l’esbroufe et que le candidat possédait bien toutes les qualités requises pour occuper le poste.

« C’est intéressant à savoir ! Vous êtes donc un ambitieux qui veut se faire une place dans la société. C’est très respectable, mais plus important encore, vous êtes déjà rodé aux techniques d’investigations. C’est un bon point pour vous, car je suis justement à la recherche d’enquêteur.»

Que l’on essayait de débusquer un nid de sabbatiques ou de colmater une brèche de la mascarade, il fallait des éléments capables de recueillir des indices en toute discrétion et de les interpréter et ces derniers n’étaient pas si nombreux que cela.

« Cependant, votre seule parole ne suffira pas à me convaincre. Il va me falloir des preuves tangibles de vos talents. »

Son regard se reposa sur la sacoche du candidat.

« Je suppose que vous avez une lettre de recommandation de votre ancienne patronne ? »

Existait-il un vampire plus sceptique qu’un Ventrue ? Surement pas. La lettre n’était pas vraiment considérée comme une preuve par le prévôt. Au mieux elle servira d’attestation, de curriculum vitae ou alors de diversion, car la véritable preuve du prévôt venait de faire son apparition dans la salle en la personne d'une blonde.

Une serveuse poussa les lourdes portes du salon emmenant avec elle un chariot, c’était une très belle femme aux formes généreuses, mais ce qui faisait la particularité de cette employée était la présence d’un pieu dissimulé sur elle. Elle avait pour instruction d’attaquer la recrue ou plutôt de simuler une attaque.

Le but de cette manœuvre était d’observer la réaction du jeune vampire. Allait-il anticiper le danger, le voir venir. Plus que des mots couchés sur du papier, les prochains gestes du Toreador allaient être déterminants pour sa future embauche.

[Je te laisse te faire plaisir ]

Lowell ne partagea pas l’hilarité de Jared. Il avait observé la riposte du Toreador face à sa mise en scène et avait trouvé l’ensemble convenable, bien qu’un peu trop fantasque à son gout, mais tout le monde savait que les « dégénérés » avaient un sens artistique démesuré, tout le contraire de Lowell qui privilégiait d'abord le fonctionnel. Quoi qu’il en soit, seul le résultat comptait, peu importe la manière et le style. Jared avait répondu à ses attentes en ne se laissant pas surprendre, alors que toutes les conditions étaient réunies pour lui faire baisser sa garde. Tout d’abord, il y avait le lieu, un des endroits le plus sûr de la ville, le quartier général du prévôt. Ensuite, il y avait la présence du prévôt lui-même, un vampire que tout le monde savait très prudent, mais Jared n’avait pas laissé ces détails engourdir ses sens, il était resté vigilant et attentif, c’est cela être une sentinelle.

« Vulgaire joujou vous dites ?» Répondit-il d’un ton interrogatif en arquant un sourcil tout en se demandant s’il s’agissait d’humour ou d’ironie.

« Je connais beaucoup de vampires qui ne pensent pas comme vous. » Conclut-il en poussant un léger ricanement à son tour.

Lowell faisait allusion aux caïnites qu’il avait neutralisés en leur plantant un pieu dans le cœur. Le pieu était une arme rudimentaire, mais efficace, un classique qui avait toujours sa place dans l’arsenal des sentinelles à côté des armes à feu et autres engins de destructions sortis de l’imagination fertile des ingénieurs talentueux qui travaillaient pour les descendants de Caïn.

« Je pense que continuer cet entretien ne sera d’aucune utilité, j’ai vu ce que je voulais voir. Je vais accéder à votre requête et vous recruter. »

Sur ces mots, il désigna l’ordinateur portable qui était posé sur le meuble ainsi que la pile de dossiers et reprit la parole.

« Voici vos premiers dossiers, des disparitions de camaristes, des illuminés qui prétendent avoir vu des vampires, etc .Vous avez l’embarras du choix, cependant sachez qu’il n’y a pas de période d’essai ici, vous travaillerez pour moi jusqu’à votre mort ou jusqu’à ce que je trouve mieux. »

En gros, il n’y avait pas de places acquises au sein de l’organisation de Lowell. La moindre erreur pouvait vous faire perdre votre poste et cela était dans le meilleur des cas, car face aux sabbatiques, il arrivait souvent qu’une faute se sanctionne par la destruction.

« Mais sachez aussi que je récompense toujours les bons résultats. Donc si votre réelle intention est de vous faire connaitre de la Camarilla, je peux vous garantir que vous y réussirez si vous travaillez bien.»

Un sourire dévoila les canines du Ventrue, alors qu’il s’avachit sur son siège. D’un signe de la main, il ordonna à la femme qui était toujours dans la pièce de faire le service. Au choix, alcool ou vitae, car cette dernière faisait aussi office de calice.

« Il faut qu’on parle de la logistique, mais avant de continuer, avez-vous des questions à me poser. »

Lowell omettait sciemment de parler de la partie financière. Il rétribuait en pièce sonnantes et trébuchantes, les services de ses sentinelles, d’une part pour empêcher qu’elles soient tentées de se faire corrompre, d’autre part pour qu’elles puissent se concentrer uniquement sur leur tache. On travaille tellement mieux quand on a les poches bien remplies de billets verts et l’estomac plein de vitae.

D’habitude à ce moment-là on lui demandait combien. Combien, une interrogation de plus en plus commune ces jours-ci chez les caïnites, car l’époque où un damné pouvait évoluer sans se soucier de ses finances était révolue depuis belle lurette, depuis que le pouvoir avait délaissé le fourreau des glaives et des épées, pour se lover dans les coffres-forts des banques. Ce n’était plus l’acier qui faisait trembler le monde, mais l’or, bien que certains disent que le métal précieux avait toujours occupé ce rôle. Qu’il avait toujours attisé la convoitise des conquérants, qu’il avait toujours été le précurseur des grandes guerres de ce monde. Qui sait ? Lowell n’était pas assez vieux pour le savoir, lui qui avait connu le monde au moment où il découvrait une nouvelle religion nommée capitalisme et son Dieu le dollar.

« Le reste ? Disons une partie ! » Répondit-il en souriant mystérieusement.

Lowell était aussi méfiant que méticuleux. Aussi quelques-uns de ses hommes avaient pour mission de surveiller les sentinelles. Une police de la police, un procédé pas très populaire, mais qui demeurait très efficace. Le rendement de cette unité était garanti que par le secret, voilà pourquoi la recrue ne sera jamais mise en contact avec ce genre d’élément.

« Je suis sur que vos autres collègues sont tout aussi pressé que vous de faire votre rencontre, mais je vous conseillerai d’éviter de trop vous attacher à eux. Vous verrez que les visages changent régulièrement, c’est le tribut sanglant que nous versons régulièrement à la guerre contre le Sabbat. Mais ça vous devez déjà le connaitre. Je suppose que l’écho des combats doit résonner la nuit dans les rues parisiennes. C’est d’ailleurs cette expérience qui m’intéresse. Je compte sur vous pour l’utiliser à mon profit.»  

Il y avait une autre raison qui poussait Lowell à mettre en garde la nouvelle sentinelle, la concurrence. Il ne fallait pas tomber dans le cliché où toutes les sentinelles étaient forcément solidaires, ce n’était qu’un vernis superficiel qui cachait la lutte que se livraient certains membres des troupes du prévôt pour grimper dans la hiérarchie. Une politique naturelle pour un Ventrue.

 « En tous cas n’espérez pas de cérémonie d’intégration, ou d’autre chose dans ce genre… »

À ce moment, une brune aux yeux verts fit une entrée discrète dans la pièce. Elle portait la panoplie typique de la femme d’affaires des années quatre-vingt-dix, chignon strict, tailleur bien coupé et sombre, maquillage léger. Sa démarche était à la fois autoritaire et gracieuse, malgré ses escarpins brillant sous la lumière des projecteurs du club.

« Ah  Melita ! Vous arrivez au bon moment ! »

La jeune femme sans répondre continua sa route et tandis une dizaine de feuilles de papier au prévôt. Lowell en parcourut brièvement quelques-unes avant de reprendre la parole.

« Melita, voici Jared une nouvelle sentinelle. Jared j’ai l’honneur de vous présenter Melita, mon aide de camp, elle ne rend de compte à personne d’autre que moi, c’est elle qui organisera votre rencontre avec les autres sentinelles. »

Toujours aussi silencieuse, la brune salua le jeune vampire en hochant la tête. Melita était comme venait de le dire Lowell, le numéro deux de l’organisation. Discrète, autonome et surtout compétente, personne n’osait remettre doute sa place, mais d'étranges rumeurs couraient sur sa relation avec le Ventrue. Enfin bref, c’est le genre de ragots habituels qui couraient habituellement sur un homme et une femme qui étaient proches, d’autant plus que Lowell n’avait jamais rien fait pour les contredire.