Une nuit agitée

Flamina Adams était toute à ses recherches lorsqu’Elwin débarqua dans son bureau, un rien affolé. Visiblement, il aurait fait la même tête si un Giovanni s’était amusé à lui présenter ses spectres, et à le faire trépasser de peur. Mais non, il semblait bien vif, goule, mais vif, et se posta, à bout de souffle dans l’embrasure d’une porte.

« Mon petit Elwin, que vous arrive-t-il ? On dirait que…
- Le Rat, Ma Dame, le Rat blanc ! »

Flamina Adams se figea. Allons bon, voici que Shiro-chan revenait ? Elle n’aurait pas cru qu’il serait là si tôt, que pouvait donc bien se tramer dans son existence pour qu’il se hasardât à se passer de son invitation. Le Rat blanc, elle l’avait posté à un endroit précis du labyrinthe où jamais personne ne passait, sinon sur le plan qu’elle avait concocté pour le Lasombra. Il devait venir l’avertir de toute tentative d’intrusion, et une seule personne aurait pu venir ici. La jeune femme resta ainsi qu’elle travaillait, tête dénudée, son visage  couvert de cicatrices et l’os apparent de la mâchoire. Elle ne voulait cependant pas obliger l’Evêque à subir un tel spectacle, aussi s’entoura-t-elle d’une illusion, ce visage qu’Orphée semblait tant affectionner, et qu’elle-même avait de son vivant.

Elle se levait pour aller à sa rencontre lorsque le rideau s’écartait et que la voix du Lasombra résonnait, peu assurée dans la pièce. Elwin reprenait son souffle, mais put tout de même lui indiquer d’un signe de la main que se présentaient non pas un mais deux visiteurs. Flamina acquiesça d’un hochement grave de la tête, et laissa tomber ces mots d’une voix douce.

« Et lui ainsi que Gabrielle sont les bienvenus, Shiro-chan. »

Elle ignorait si c’était bien la jeune fille qui l’accompagnait. Peut-être était-ce cette goule, à la vérité, qui lui avait fait trembler le cœur qu’il venait lui présenter mais… non, elle en avait l’intuition, la mortelle qui l’accompagnait devait être cette jeune Gabrielle, et cela ne pouvait signifier que deux choses. Soit elle était en danger, soit il lui rendait une visite de courtoisie…. Une visite de courtoisie sans s’annoncer ? Bon Sang non ! L’affaire devait être grave. En s’avançant vers le Lasombra, elle lui remarqua les traits tirés, mais c’était bien avant qu’elle ne note la mine défaite et profondément troublée de Gabrielle, un peu en retrait. L’affaire était grave, oui, leurs deux auras étaient agitées de sentiments contradictoires et complexes.

« Entrez tous les deux, installez-vous, et contez-moi ce qui vous amène ici. Car j’en suis certaine, l’affaire est grave. »

Fiche par Narja

J’ai suivi Shiro, tremblante. Le voyage dans les Ombres m’a arraché quelques cris étouffés, ou quelques frayeurs bien senties. Ma confiance en Shiro n’a jamais été aussi forte. Et pourtant, je n’ai jamais eu aussi peur de lui, de ce qu’il est, de mes sentiments pour lui.

Je le sens tendu, il n’a pas menti, l’affaire est grave. Je le vois à l’affût, et sa terreur est contagieuse. Je devine qu’il craint une attaque, pour lui, pour moi, il a peur qu’on lui tombe dessus, que quelque chose survienne. Il me garde à l’œil, je vois ses regards fréquents. Puis nous descendons dans les égouts.

La noirceur y est étouffante, j’ai l’impression d’être à nouveau entourée des ombres de Shiro, le côté rassurant en moins. Je suis terrifiée, et s’il n’y avait eue cette main dans la mienne, je ne me serai jamais laissé convaincre. Bon Dieu, j’aurai dû oublier ! Mais il est trop tard pour des regrets. Dans la pénombre, je vois le profil de Shiro, et je sais que mon choix a été le bon. Un choix motivé par tellement de raisons que je ne saurai par où commencer. Très étrangement, ce n’est pas Shiro le fait d’être avec Shiro qui m’a motivée, mais revoir cette Dame, oui… je sais déjà qu’elle pourra m’aider, je le sens.

Comment en suis-je arrivée à cette conclusion ? L’affaire est simple. Shiro est un homme. Tout vampire qu’il soit, il reste un homme, et, je le pense, ne pourra pas comprendre. Elle, c’est une femme, tout vampire qu’elle soit. Elle comprendra, je le pense sincèrement.

Shiro nous annonça, j’en eus le cœur battant tandis que je mémorisais le nom de la Dame. Flamina Adams, Flamina Adams. Répéter ces deux mots me donna de l’espoir, une force, la force d’y croire.

Une voix nous répond, une voix que je reconnais sans peine. La voix douce et enchanteresse qui m’a bercée alors que je me remettais d’une bien étrange rencontre, une voix qui , déjà, agit comme un baume sur mon cœur, et comme il en a besoin, celui-là, de baume !

Elle est là, elle apparaît près du rideau, elle nous invite à rentrer. Je n’y tiens plus, je file vers elle, et sans réfléchir, j’entoure sa taille de mes bras, et je me mets à pleurer. Les événements de cette nuit ont été trop durs, je ne sais pas si c’est de savoir Shiro en danger ou de le savoir amoureux qui me fend le plus l’âme. Dans les deux cas, ce n’est pas lui que je ressens l’impérieux besoin de serrer contre moi, ce n’est pas lui, à l’heure actuelle qui pourra me rassurer.

Je hoquète, j’hésite, je m’écarte de la Dame.

- Pardon…

Une nuit agitée

Flamina vit venir ces deux âmes brisées. Elle sentit leur désespoir avant même que quoi que ce soit ne se produise. Elle perçut ce vide, ce désespoir plus encore lorsque la petite humaine, Gabrielle, fusait vers elle pour la prendre dans ses bras. Une enfant perdue. Qu’avais-tu fait, Shiro ? Qu’avais-tu fait à son cœur ? Voici ce que se demandait Flamina en écoutant la douceur désordonnée qui rythmait les battements du cœur de la jeune fille. Un cœur encore vif, un cœur encore humain.

Le cœur de Shiro ne battait plus, et pourtant sa détresse était si grande. Il était en fuite, sans doute, perdu en tous cas, elle le sentait, elle le voyait tandis qu’il jetait un regard sur cet étrange assemblage d’une humaine et d’une ancienne. Gabrielle se dégagea de l’étreinte de l’ancienne, lui demanda pardon. Quelle idiote !

Shiro parla. Ses mots furent bien plus révélateurs que son attitude. Le choix de chacun d’entre eux fut autant de lames qui menaçaient de se retrourner contre lui. Flamina le perçut, elle sentit le sentier dangereux sur lequel se promenait son ami, le sentier sans retour de l’honneur. Mais ce temps de chevalerie était révolu, cela aussi, elle le percevait, le sacrifice de son ami, ce soir, n’aurait pas le sens escompté.

Il lui confia enfin son échec, son dégoût de la non vie, ses hésitations. Ce soir, elle le savait, il se remettrait à son commandement, de façon presque aveugle. Elle le sentait. En douceur, elle commença par lui présenter un siège, et le faire s’asseoir, ensuite, d’un geste, elle demanda à Elwin d’amener un rafraîchissement. Du sang, dans un de ces bols d’origine japonaise que lui avait offert jadis Fortunato. Sans un mot, la goule déposa le brevage devant le vampire, sur une table basse.

Flamina céda sa place à Gabrielle, face au vampire. Elwin se tint à côté de la jeune fille et lui glissa tout bas un « ça va aller, courage. » qui se voulait rassurant. Enfin, l’Ancienne Nosfératu, restée debout, se posta face à Shiro, elle s’assit sur la table basse, toute proche, à côté du bol, et était désormais installée un peu plus bas que l’Evêque. Toutefois, elle pouvait tout de même le regarder dans les yeux, et ne s’en privait pas. Un regard pénétrant, elle sondait les recoins de son âme, enfin… plus exactement, elle s’appliquait à démêler le camaïeu mouvant de cette aura tourmentée. Et Dieu savait qu’il y avait pléthore d’informations qui se battaient en duel.

Un long moment s’écoula, Flamina posa la main sur la garde du katana qu’avait perpétuellement au côté le jeune Lasombra. Une relique, un objet ancien, chargé d’histoires, de batailles, et de sang. Ce compagnon de route que voulait retourner contre lui le samouraï, ce compagnon de guerre. En douceur les doigts de Flamina se refermèrent sur la poigne, et tirèrent à elle la lame parfaitement équilibrée. Avec un grand respect, la Dame tenait cette lame séculaire. Cette épée, cette compagne de route.

Le lynx, sa propre lame avait été brisée sous les coups ennemis pour protéger Fortunato, en tenir une à nouveau était un fait qui lui rappelait de nombreux événements.

« Elwin, emmenez Gabrielle. Permettez-lui d’adresser ses adieux à Shiro Amakusa-san, et emmenez-la en sûreté. La Guerre n’est pas une chose souhaitable, pas une chose belle à voir pour une enfant. »

Elle attendit qu’Elwin s’exécute, usant de force s’il le fallait, puis elle les laissa s’éclipser, et attendit un peu, inflexible.

« Votre acte, Shiro Amakusa-san est une trahison. Et une trahison doit être payée au prix fort, vous êtes bien d’accord, n’est-ce pas ? Vous m’avez fait part de vos doutes, et vous m’avez confié il y a quelques nuits les tourments de votre cœur. A présent, ne vous faites pas prier, ne craignez pas de heurter les oreilles de votre protégée, contez moi tout par le détail. Votre rencontre avec Alice, la goule de Messire Christophe, le temps que vous avez passés ensemble, les actions que vous avez menées pour le Sabbat, et l’événement qui vous a conduit à la trahison. Le Savoir amène les réponses. »

Un temps, la garde dans une main, la lame reposant sur l’autre paume, à l’horizontale. La guerrière était revenue. Un geste d’une grande précision.

« Vous ne vous ôterez pas la vie sans mon consentement, Shiro-chan. Si vos réponses ne me satisfont pas, si votre état d’esprit ne me convient pas, si votre âme ne me parle pas, je vous abattrai moi-même. Il n’est pas de place dans mes amis pour les faibles, les lâches, et les irresponsables. Et un seul de ces critères vous qualifie pour l’au-delà. »

Inflexible. Flamina Adams attendait une réponse.

Fiche par Narja

Les bras de Flamina m’ont fait du bien, j’ai cessé de vaciller un instant prise au piège de cette présence rassurante, prise dans cette étreinte presque maternelle. Quel âge a Flamina ? Je me le demande, je ne saurai pas le dire. Elle me paraît ancienne, vieille au-delà de Shiro, plus Vénérable encore, mais je ne peux le certifier, et sans doute vaut-il mieux que je ne le sache pas.

Shiro parle, il répète ce que je sais déjà de façon bien plus énigmatique. Il a trahit par amour. Alice. Ce nom résonne encore et encore, m’emplissant d’une certaine forme de haine. Il faut que je m’allège de ce sentiment, mais il est trop récent, trop présent encore.

Je ressens le désespoir de Shiro, je le perçois de plein fouet. Il me percute le ventre, me vrille les entrailles, je les sens presque se tordre, j’ai compris, je crois, ce qu’il projette de faire, et…. Non, ce n’est pas possible, pas possible ! Il ne peut pas renoncer comme cela. Je suis partagée entre la douleur de le savoir épris et la crainte de le perdre, la terreur à l’idée que cette nuit pourrait être la dernière.

Flamina me force à m’asseoir, Elwin que je revois avec plaisir se trouve près de moi, tente de me rassurer. J’apprécie le geste, mais ne suis pas en état de l’apprécier pleinement, j’ai trop peur, trop de sentiments contradictoires, ma tête va exploser. Lorsque la voix de Flamina s’élève, c’est pour me porter un coup terrible. Elle demande à Elwin de m’éloigner, je ne pressens que trop ce qu’il peut se passer. Il m’aide à me lever, à m’approcher de Shiro, je tremble. Je me jette une dernière fois dans ses bras, terrifiée à l’idée que c’est la dernière fois que je pourrai le voir.

- Ne meurs pas, Shiro.

Une demande. Je sais qu’il ne peut pas me l’accorder avec certitude, et pourtant… pourtant, c’est ce que je lui demande alors que je tente de graver dans ma mémoire ses traits, le moindre de ses traits. S’il doit mourir, je ne veux pas l’oublier, surtout pas l’oublier. Il est dans les ombres, je suis dans la lumière. Avais-je cru naïvement que je pourrais l’amener jusqu’à cette lumière ? Que je pourrais l’aider à trouver une lumière au milieu de ses ombres.

Je me détourne, les larmes coulent, je me suis écartée de lui, et je laisse Elwin m’emmener en silence à travers les dédales. Je crains le pire, je pleure, je ne peux pas m’en empêcher. Je lui pose la question, je veux savoir, et en même temps, je redoute de savoir .

- Que va-t-il se passer maintenant ? .

Une nuit agitée

bande son

Flamina était demeurée immobile, impassible pendant tout le discours de cette jeune âme. Une âme en proie à bien des tourments, un ami qu’elle ne reconnaissait qu’à peine tant il semblait avoir changé en quelques jours. Avait-elle agit de la sorte au temps de Fortunato ? S’était elle montrée ainsi ? Les sentiments rendaient-ils si faibles ? Les élans de cœur… Etaient-ils à bannir ? Qu’une humaniste comme elle se hasarde sur un tel chemin de pensée était effrayant. Non, Shiro était resté humain, partagé entre la guerre et son humanité, cette humanité qu’il lui fallait sauver.

L’Ancienne sourit avec douceur, cet enfant s’égarait, s’éveillait à peine d’un long rêve, voici ce qu’il était, mais sa volonté était encore forte. Il n’était ni lâche, ni faible, ni irresponsable, juste en proie à une profonde crise, un profond malaise qu’il lui fallait dépasser. Elle avait eu peur, elle se l’avouait à présent, peur de devoir précipiter une âme qu’elle appréciait au néant, et elle se sentait soulagée à présent, oui.

Elle lui tendit son arme en la tenant entre deux doigts par la lame, en équilibre, le katana luisait dans l’obscurité.

« Je vous apprécie beaucoup, Shiro Amakusa-chan, et il aurait été regrettable pour moi de devoir vous tuer. Vous expierez donc vos fautes en combattant pour la Camarilla, un choix risqué, un choix ardu, un chemin de croix qui vous sera néanmoins extrêmement salutaire. Je vous amènerai donc auprès d’Amélia Quinn, et vous y serez probablement jugé… cependant, je ne peux vous laisser y aller sans autre arme que votre bonne volonté. Vous étiez un évêque, vous aurez beaucoup de choses à dire, beaucoup de choses à avouer. Laissez-moi donc vous informer des coutumes de la Camarilla. »

Elle prit une pause, songeuse.

« Mais avant cela… vous avez émis une requête concernant Gabrielle. J’avais, en vous écoutant, peur que vous la délaissiez au profit de votre amour, peur que vous l’oubliez. Cela, je ne l'aurai point permis. Vous avez amené cette jeune femme sur le chemin des ténèbres, faites-la poursuivre cette route, ou oublier, mais ne la laissez pas ainsi à souffrir. Je pressens que son tourment naît dans son coeur, d'une blessure qui prendra du temps à guérir. Ce temps, en tant qu'humaine, elle ne l'a pas, en tant que Semblable, elle l'aura, et quoi qu'il arrive, je veillerai sur elle. Les Usages de la Camarilla vous interdisent cette étreinte sans consultation des Anciens et du Prince. Vous êtes sur mon domaine, moi-même je suis tenue à cet impératif, et je devrais vous refuser cela. Je ne le ferai pas, récupérez cette lame, levez-vous, allez rejoindre Gabrielle en suivant ce couloir, et revenez une fois que vous vous serez entretenu avec elle. Je n’ai pas à assister à ce moment, et je n’y tiens pas. »

Un peu plus loin, Elwin avait en effet amené Gabrielle en un bureau bien plus confortable que le premier, c’était un petite pièce tendue de draperies orientales, éclairée à la seule lueur de petites lanternes, où un canapé trônait ainsi qu’une table basse, des meubles anciens, une alcôve où sa maîtresse aimait à venir songer – et se cacher de Séraphin Valli lorsqu’il errait un peu trop près de ses appartements – certains soirs.

Elle lui avait posé une question, il ne savait pas comment lui répondre.

« Flamina jauge de son esprit. Il est troublé, mais… peut-être arrivera-t-elle à lui donner l’envie de poursuivre sa route. Mais nous devons également savoir ce qu’il adviendra de toi, nous ne pourrons éternellement te garder ici, ce n’est pas une vie pour quelqu’un comme toi… Tu es à un choix, rejoindre le monde des ténèbres, l’oublier… je ne sais quoi te conseiller. »

Il eut un pâle sourire, tenta de la rassurer.

« Tout va bien se passer, rassure-toi. Flamina ne vous laissera pas tomber, elle ne te laissera pas tomber. »

Fiche par Narja

Les paroles d’Elwin ne me rassurent pas, à la vérité elles me terrifient. Je comprends à quel point la situation est délicate, et ma colère a cédé à la peur. La peur de le perdre qui s’insinue en mon cœur telle une blessure infectée, j’ai l’impression d’avoir manqué à mes devoirs d’amie, dans cet adieu, de n’avoir pas su lui prouver l’importance qu’il a prit à mes yeux, j’aimerai me lever, courir dans la pièce d’à côté, et aller lui faire de vrais adieux, de vraies excuses.

La peur de le perdre prend le dessus, de façon déraisonnée, je ne réponds pas à Elwin, je ne lui réponds pas immédiatement, il insiste, tente de me rassurer. J’esquisse un sourire, je me sens mal pour lui, et pour ma situation, le cœur déchiré, brisé, et piétiné.

Oui, oui… ça va, t’inquiètes pas. Je sais que Flamina fera de son mieux.

J’ai peur, tellement peur lorsque la porte s’ouvre. Et elle s’ouvre sur une ombre, une silhouette que je connais que trop bien. Mon cœur s’emballe de soulagement. Il s’approche, il hésite, il se résout, il s’arrête face à moi. Je tremble tellement que je ne peux même pas lui sauter au cou, même pas lui demander pardon, même pas lui dire « on oublie tout, recommençons, je m’appelle Gabrielle, reste à mes côtés, et voyons ce qu’il adviendra. Mettre des mots sur ce que je ressens ne sert à rien, voyons ce qui en sort, restons-en là, arrêtons de nous prendre la tête, et assieds-toi à côté de moi, parle-moi de toi, du monde des ténèbres, de ta vie. » Je ne le fais pas, il parle, il m’énonce des mots, des phrases.

Des excuses, j’ai envie de pleurer. Des excuses. Je t’ai déjà pardonné. Et pourtant je ne parle pas, je ne bouge pas. Je sens sa volonté de me protéger, je perçois sa sincérité, il est aussi désarmé que moi, quel drôle de duo nous formons. Il me demande pardon, encore une fois, de m’imposer ou presque de rejoindre la route des ombres. Sa proposition de le tuer, de prendre sa vie… Une part de mon cœur l’accepte avec une joie morbide à l’idée de lui rendre cette souffrance qu’il m’a imposée, l’autre part de mon âme a juste envie de le baffer pour avoir osé proposer une telle alternative.

Je dois lui répondre ; je le sais. Sa douceur et sa prévenance sont des appels à répondre, à lui parler. Je n’y arrive pas, il a prit mes mains, il caresse mes cheveux, j’ai juste envie de me blottir dans ses bras, encore et encore. Et pourtant je ne le peux pas, quelque chose m’en empêche. Je dois parler, je ressens le besoin de parler. Je dois lui dire, lui expliquer.

Shiro. Ne t’excuse pas, ne t’excuse plus. Tu es déjà pardonné. Arrête de te prendre la tête, arrêtons de tenter de comprendre où ça a foiré. Tu as fait ce que tu croyais juste, j’ai dit ce que je pensais devoir être dit, à présent, avançons. On a déjà assez perdu de temps en regrets. Je n’ai pas envie de revenir sur ça, j’ai fait une erreur en te parlant. Je ne sais pas ce que je ressens pour toi, c’est peut-être de l’amour, c’est peut être autre chose. Une seule certitude, tu ne disparaîtras pas, je ne veux pas que tu disparaisses. Ne me laisse pas, jamais. C’est tout ce que je te demande.

Je me lève, je fais un pas vers lui, je dégage mes mains des siennes, et je l’enserre de mes bras.

Fais ce que tu as à faire, Shiro, je ne t’arrêterai pas, je ne tenterai rien. Fais ce que tu as à faire. Voici ce qu’on pourrait lire en mon esprit, voici ce que signifie mon geste. Je te fais confiance, je t’ai toujours fait confiance. Si tu aimes cette Alice, aimes-la, je cesserai de souffrir avec le temps, je ne veux qu’une chose, que tu restes près de moi, que l’on fasse un bout de route ensemble. La rancœur, elle s’effacera, oui, je le sais, elle s’effacera. Je t’ai déjà pardonné. A cette fille, non, pas encore, mais à toi, oui.

Trouverai-je la paix ? C’est la question que je me pose alors que j’étreins ce corps si proche de moi, que je m’abandonne à ses bras. A cette question, il ne peut y avoir de réponse immédiate. Mes larmes n’ont pas cessé de couler, et je ne veux pas le lâcher. J’ai l’impression d’être une petite fille, qu’importe, peut-être en suis-je une, après tout, dans ce chemin d’ombres où j’attends qu’il m’amène.

Je crois que j’ai jamais autant galéré pour une réponse !

Il est ému, sans doute autant que moi, je le vois à la perle qui roule sur sa joue, une perle écarlate, qui file, encore et encore, jusqu’à se perdre dans le néant. Je ne comprends pas avec certitude ce qui agite son cœur, j’ai toujours eu trop peu d’intuition à ce niveau là, mais j’imagine, oui, j’imagine que c’est peut-être le soulagement, peut-être autre chose, dans tous les cas, nous sommes liés. J’en doutais encore, j’en suis certaine désormais. Nos chemins ne se sépareront pas, non. Ce soir, alors que tombent ses mots dans un murmure, j’ai la certitude de faire le bon choix, mais pas seulement, j’ai la certitude que cette fille ne compte pas, du moins, pas pour le moment. Elle fut un déclencheur à beaucoup de choses, mais ce moment n’appartient qu’à lui et moi. Même Elwin s’est retiré, même Flamina est restée en dehors de cela. Je les en remercie, je les en remercie en écoutant le serment de Shiro.

Je sens mon cœur s’emballer lorsque Shiro cesse de parler, un point de non-retour, oui, voila ce que c’est. Nous sommes encore là, immobiles tous les deux, silencieux. Un moment d’harmonie, un moment de paix. Je ne sais plus vraiment ce qui m’agite, je ne sais plus quels sentiments volettent comme des papillons dans mon esprit, des papillons au cœur d’une tourmente, d’une tempête. Shiro et moi nous séparerons pour un temps après ce moment, je ne veux donc pas qu’il ternisse dans mon esprit.

Son visage, je le regarde, semblable et différent de celui que je lui avais vu la première fois, dans la rue, la seconde à la plage, la troisième, la quatrième, plus tôt dans la nuit, et à présent. Toutes ces rencontres où je l’ai vu, droit et fragile à la fois, comme ce colibri prit dans un cyclone qui chercherait désespérément à en gagner le cœur pour enfin pouvoir se poser, qu’ai-je perçu de lui, sinon une détresse. J’avais cru pouvoir l’amener à la lumière, oui, et l’instant que nous vivons tous les deux attisent les flammes de l’espoir. Des flammes sur un chemin d’ombre, quelle ironie ! Un dernier baiser sur la joue, et la morsure. Je ne retiens de cette seconde où les crocs pénètrent la chair ni la brève douleur, ni les sentiments confus qui en découlent, juste la douceur, ce mot qui caractérise si bien Shiro.

Les lumières papillonnent devant mes yeux, ils se ferment, je le laisse faire, j’ai confiance en lui. Même cette part si noire, si monstrueuse de son être, ne me terrifie pas. J’aurai dû avoir peur, sans doute, mais je n’en suis pas capable. Je perçois confusément, sans être capable de m’en inquiéter, le point de non retour qui s’approche, dans une langueur qui m’était jusqu’alors inconnue, pas désagréable d’avoir  l’impression de pouvoir s’abandonner à un moment de plénitude avant de sombrer. Une dernière étincelle. Ma conscience a cessé de s’agiter.

Derrière mes paupières closes, les papillons s’agitent. Lumières confuses, elle fusent, vers un horizon lointain, un point, plus brillant et plus vif que ce que j’ai vu sur ces terres, un point blanc qui grossit à mesure que ma conscience, accompagnée de ces papillons, fuse vers lui, une flamme, elle m’attire, un soleil, je peux presque le toucher.

Une ombre me rattrape, m’environne, engloutit les papillons, ces compagnons diurnes. Je songe sur le coup que les papillons de nuit, ça existe. Puis la lumière disparaît, reflue, repoussée par les ténèbres. Les Ombres sont là, je les sens s’agiter, presque comme si elles s’étaient frayé une place dans ma conscience. Des ombres qui dansent dans mon esprit. Là où je ne voyais ténèbres et noirceur auparavant, j’ai l’impression de distinguer mille et unes couleurs, mille et unes formes sur une étendue qui me paraissait autrefois noire. Une illusion perturbante, une illusion qui s’évanouit lorsque j’ouvre les yeux.

Je les cligne, je suis toujours dans cette pièce, je suis toujours auprès de Shiro, et il y a une chose qui s’agite, un sentiment, non… c’est plus puissant que cela. Dans la bouche, j’ai l’arrière-goût du sang, d’un sang que j’ai déjà bu auparavant, je le devine.  Un goût qui m’avait paru insupportable la dernière fois, un goût qui me paraît divin à présent. Le sentiment s’agite, gonfle. Ce n’est pas un sentiment, je le pressens, mais une nouvelle compagne de route, une soif inextinguible. La voix de Shiro résonnent, j’hésite, mais la soif est plus forte, je sens presque les crocs s’agiter alors que je n’ai pas bougée, des crocs qui se plantent dans la gorge de Shiro sans que je ne m’en sois rendue compte.

La soif s’apaise, j’ai un sursaut de conscience, les esprits me reviennent je m’écarte, un peu choquée, je secoue la tête, je fixe Shiro, perdue. Il y a des trucs auxquels il va falloir s’habituer maintenant. Un peu d’humour, ma fille, un peu d’humour. Dites-moi qu'il a le sens de l'humour, sinon l'éternité va être longue. Ceci dit, je pourrai toujours lui apprendre deux-trois principes de base sur la question. Après tout, le temps ne compte plus vraiment si j'ai bien compris.

Hem… Et j’suis censée t’appeler papa ?

Apparemment il a le sens de l’humour. Je crois que je n’avais jamais vu Shiro sourire, et encore moins rire. D’un coup, son visage s’éclaire, rajeunit presque. Quelle surprise ! Je ne pensais pas voir ça un jour… J’ai faillit penser « de mon vivant » mais… Oh, l’idée d’être morte est assez difficile. Je ne me sens pas vraiment morte, en fait, c’est extrêmement perturbant. J’effleure de mon pouce le bout de mes doigts, sensation habituelle, mais je ne sens pas de chaleur, juste la texture d’une peau. Pas de chaleur, pas de fraîcheur. J’ai l’impression que le monde m’est soudainement devenu beaucoup moins familier.

La voix de Shiro s’élève au milieu des rires. Je n’arrive pas à comprendre le bouillonnement de sens, d’impressions, d’idées qui m’assaillent. J’ai l’impression de voir le monde d’un œil différent, je suis différente, il va falloir que je m’y fasse. Soulagée que ne soit pas attendue une appellation formelle. Pour moi, Shiro est Shiro, il ne sera jamais rien d’autre, ni plus ni moins que cette identité, et tout son mystère.

Il s’approche, nos mains se joignent. Le contact de sa peau me paraît étonnant, maintenant que je suis privée de ressentir le chaud ou le froid, j’ai l’impression d’avoir à la fois perdu et gagné sur ce sens. Gagné en précision, perdu en informations. Une sensation étrange. Je perçois sa peau comme avant, mais une information manque. Je pourrais dire si elle est douce, rugueuse, tendue, molle, mais… à propos de température, je ne suis plus un bon juge.

Shiro reprend son sérieux, je le vois au voile qui passe dans son regard. Celui-ci s’était éclairé un moment, les deux grandes sphères noires avaient semblé briller un moment d’une flamme douce, et puis elle disparait, avalée par les ténèbres. Ces ombres dans lesquelles je vois désormais mille et une nuances. Ces ombres qui tournent autour de nous, j’ai l’impression de les voir bouger, palpiter, comme un cœur, au rythme d’une respiration, d’un souffle que je n’ai plus.

Ces ombres, elles vivent, elles dansent, de mille nuances, de mille couleurs, et pourtant si semblables les unes aux autres, et si différentes. Je serai presque tentée de leur donner un nom, presque tentée de voir une liberté d’action dans chacune d’entre elles, et pourtant, ce ne sont que des ombres. Le long d’un mur, une silhouette attire mon attention. Un papillon de nuit vole, se fraye un passage, fait le tour de la pièce, se pose dans un coin, bien plus grand qu’un de ses frères matériel. Une simple ombre, une simple figure. J’ai suivi son vol avec intérêt. Oubliant un instant la présence de Shiro, et pourtant, sa voix s’élève à nouveau. Toujours aussi douce, toujours aussi mélodieuse.

Le mot prisonnier m’inquiète, j’ai tellement peur de le perdre. Il m’a amenée aux ombres, ce n’est pas, je l’espère pour que nous soyons si tôt séparés. Et pourtant… il semblerait bien que cela soit le cas. Je ressens un déchirement, une inquiétude. Une terreur. Je ne veux pas débuter cette nouvelle vie sans lui à mes côtés, et c’est cependant ce qui m’attend.

Je n’arrive pas à savoir s’il est sérieux pour les nouveaux nés au sabbat, je souris, un sourire un peu pâle, c’est vrai, mais je souris tout de même. Il faut parler, avancer, répondre. Une dernière question, le prolongement de ce qui est peut-être notre dernière rencontre. Il me faut lui parler, je ne peux pas me contenter de tenir ses mains entre mes doigts.

- Je ne réalise pas bien ce qui se passe, je pense. Mais, je vais bien. C’est déroutant de voir autant de choses là où je ne voyais que des ténèbres avant…

Le papillon de ténèbres volette, longe le mur, et vient à la rencontre de l’ombre que ma silhouette projette. Ombre chinoise, elle tend le bras, accueille l’insecte sur son doigt. Des visions que je ne contrôle pas, des expressions que je ne contrôle pas, des choses que je vois du coin de l’œil, se jouer de mes propres sentiments, se jouer de mes sensations, et prendre vie propre. Je ne veux pas avoir de contrôle sur cela, pas, du moins, au sens despotique. Il y a peut-être trop de poésie dans ces jeux d’ombres.

- J’ai l’impression qu’elles ont une vie propre, une vie qui nous échappe. Presque une personnalité. C’est étrange.

Je souris, le papillon s’envole à nouveau pour se perdre dans les ténèbres. J’ai le cœur un peu déchiré, je crois. Je sais que notre entrevue touche à sa fin. Qu’il lui faut retourner vers Flamina, vers son destin. Une dernière seconde, une dernière.

- J’ai juste une dernière chose à te demander. Shiro… arranges-toi pour survivre. Flamina ne t’a pas épargné, tu ne m’as pas amenée sur ta route pour te laisser tuer si facilement, d’accord ? Et en plus, tu te souviens, sur la plage ? Tu me dois toujours un exposé sur le monde vampirique !

Je ris, j’ai confiance. Il reviendra.

Une nuit agitée

Shiro et Gabrielle revirent, plus proches qu’ils l’avaient été au départ, plus unis également. Le fils et la fille, c’était ainsi que les voyait tous les deux Flamina Adams. Le fils des Ombres et son enfant, deux âmes comme neuves. Shiro-chan semblait avoir reprit quelques couleurs, quelque contenance. De ce qu’elle en voyait, son âme était à nouveau agitée, à parts égales de peur et de bonheur. Avoir une fille était sans nul doute pour lui un grand bonheur, et la vieille Dame aux Masques était heureuse de ne pas s’être trompée dans ses pronostics. Shiro Amakusa-chan était comme une nouvelle âme, une renaissance, oui. C’était bel et bien cela. Une renaissance.

Et une naissance. Gabrielle regardait autour d’elle, placide et docile, son âme s’était apaisée également. Curiosité et paix. C’étaient ces sentiments là qui dominaient. Elle semblait avoir comblé une partie de sa soif, un premier repas, un adieu. Comme la situation était cruelle au goût de Flamina, à peine réunis par l’Etat vampirique, ils devaient déjà se séparer. A peine réconciliés, les voila à nouveau dans deux chemins opposés. La Nosfératu avait eu à cœur de les laisser prolonger au maximum cet instant, mais voila qu’ils étaient à nouveau en sa compagnie.

La Dame aux masques les invita à s’asseoir tous les deux. Il y avait sur la table un pieu en bois, finement ouvragé. Une relique que Dame Quinn reconnaîtrait sans mal, c’était avec ce pieu que Fortunato Agnese s’était mis à son service, le lui offrant en gage de bonne volonté, et signifiant par l’occasion qu’elle pouvait disposer de sa non vie alors qu’elle n’était pas même encore Prince. Un geste chevaleresque que le Prince se remémorerait sans doute. Fortunato l’avait soutenue lors de son accession au trône, et c’était pour beaucoup grâce à lui – ou à cause de lui – si Flamina était restée fidèle à cette jeune Toréador.

« Shiro-chan, Gabrielle, voici l’heure de la séparation pour vous deux. Gabrielle, il serait préférable que tu restes ici sous ma protection. Je t’enseignerai ce que tu auras à savoir, en attendant que Shiro revienne. J’ai bon espoir qu’il revienne, cependant, je dois te prévenir… la Camarilla ne lui fera sans doute pas une pleine et entière confiance. Je pense qu’il est possible que l’on te demande de rester à ma charge pour un temps. Toutefois… Shiro sera toujours le bienvenu, et vous pourrez disposer de ce lieu comme bon vous semble. Rassure-toi, donc, ce n’est qu’un au revoir, et non un adieu. »

Elle espérait avoir tranquillisé la jeune fille, lui avoir apporté en tous cas, l’espoir qui était nécessaire dans cette situation. Rien n’était assuré mais… il fallait le conserver, il fallait rester dans la lumière de l’attente, et non dans les ténèbres de l’échec. Une voie de guerrier. Voici ce qu’avait à nouveau dessin é Shiro sous les pas de Flamina.

« Quant à vous, Shiro, je crains qu’il n’y ait que peu de façons de vous faire pénétrer l’Elyséum sinon en torpeur. Rassure-toi, Gabrielle, cela ne le tuera pas, il dormira juste quelques temps jusqu’à ce que le Prince, plus haute diligence de la Camarilla le ramène à la non-vie. Le Prince Amélia Quinn n’est pas une de mes amies, cependant… J’ai dans l’idée qu’elle a suffisamment d’intelligence pour m’écouter. Il faut savoir écouter ses aînés après tout… »

Flamina laissa tomber un petit rire. N’avait-elle pas près de cent-cinquante ans de plus que la jeune Amélia ? Il était des choses desquelles il fallait savoir user prudemment, mais au moment opportun.

« Gabrielle, je suis désolée de t’infliger ce spectacle. Pendant que je conduirai Shiro-chan à l’Elyséum, je te laisserai aux bon soins d’Elwin si tu le veux bien. N’aies crainte, je ne serai pas longue à revenir. Après tout, tu dois avoir encore beaucoup de questions, je n’en doute pas, mais… pour l’heure… »

La Nosfératu prit le pieu. Un objet qui effectuerai sans doute son dernier service ce soir. Elle se leva, et s’approcha du duo. Elle posa un baiser sur le front de Gabrielle. Rassure-toi, jeune fille, il ne risque rien. Et fit face à Shiro.

« Nous ne nous reverrons pas avant un bon moment, Shiro-chan, aussi vais-je vous faire quelques recommandations d’usage. Amélia Quinn est une personne qui aime le raffinement et le protocole, elle apparaît volontairement superficielle pour mieux contrôler les foules. Offrez-lui tout ce que vous pouvez, elle ne voudra qu’une chose, vous utiliser. Négociez habilement, assurez-vous son soutien, peut-être pourra-t-elle… ma foi, peut-être pourra-t-elle vous appuyer lors de votre procès. Car vous serez jugé Shiro-chan par les Primogènes et le Prince. Eux-seuls peuvent vous absoudre. Ne cachez rien à Amélia Quinn, pas même Gabrielle, elle saura de toute façon. »

En douceur, Flamina assura sa prise sur le pieu, elle s’approcha encore de Shiro, l’embrassant sur le front à son tour.

« Bonne route »

Le pieu se ficha dans le cœur, l’immobilisant sans qu’une goutte de sang ne tombe. Voici qu’il avait perdu connaissance.

Fiche par Narja