Pourquoi arrivait-il parfois que l’on soit pris de cette soif inextinguible de tout savoir sur tout ? De savoir qui copinait avec qui, les coucheries des un, les complots des autres, les raisons des disgrâces et les fautes ? Peut-être pour se rassurer, et se dire que ses propres frasques n’étaient pas pires que celles des autres. Pour pouvoir exercer un certain pouvoir par ce qu’on savait sur les autres et sur ce qu’ils ignoraient de nous. Ou encore, par attrait pour les potins, pour le croustillant qu’avait certains ragots pouvant aller jusqu’à être dignes d’un feuilleton télé.

Lucien lui, trouvait tout simplement cela divertissant. Et puis de toute manière, la curiosité faisait partie intégrante de son caractère, alors pourquoi se chercher des justifications ? Il était ainsi, voilà tout, et pour l’être encore au point de continuer à mettre son nez dans les affaires des autres au bout de deux siècles, sans doute ne lui avait-elle pas attiré assez d’ennui pour le convaincre de la réfréner. Peut-être cela viendrait-il un jour.

La nuit était tombée depuis peu, mais Lucien était déjà dehors, à se promener dans la périphérie de Los Angeles, au hasard d’une rencontre. Il avait passé la nuit dernière chez une connaissance Toréador qui avait organisé une petite soirée privée d’un cercle d’amateur d’art assez fermé. Une réception comme seul les Toréador pouvaient les faire et qui avait duré toute la nuit. Il avait donc passé la journée là-bas, comme la plupart des autres convives qui n’avaient pas vu la nuit passer. Et ce soir, il s’était vu pris d’une envie de s’attarder davantage dans la périphérie, n’y allant que très rarement d’ordinaire.

Malheureusement, il n’avait pour l’instant croisé personne retenant suffisamment son attention pour lui donner envie de s’attarder plus longuement. Comme quoi, le hasard de la rencontre ne fonctionnait pas toujours.

Du coin de l’œil, il finit par être attiré par un ancien manoir, un petit bijou d’histoire assurément, qu’il finit par reconnaître. Le manoir du Régent de la Camarilla, Nathanael Pearson. Tout le monde ne savait pas que ce dernier possédait sa propre propriété ici, ni à pouvoir la situer avec exactitude. Mais que vous disais-je déjà, au tout début, à propos de la curiosité de Lucien… ? Bref, notre Arlequin Narcissique le savait, lui. Il en avait entendu parler, et avait eu l’occasion de voir le bâtiment une fois, il y a de cela quelques temps.

La scène aurait pu se terminer ainsi, Lucien aurait passé quelques temps à détailler l’architecture du regard, puis serait reparti, tout bêtement. Mais la porte de la bâtisse s’ouvrit alors sur une jeune femme. Enfin, une jeune fille, du point de vue de Lucien. Que faisait cette jeune personne chez le Régent ? Il ne se souvenait pas avoir déjà vu ce joli minois en Elyseum, aussi usa-t-il de son don d’augure sur elle. La forme de son aura l’étonna : elle était humaine, non pas vampire. Une goule alors ? Cependant, au vu de la personnalité que semblait avoir le Régent, Lucien le voyait mal s’entourer d’une jeune humaine comme elle pour le servir. Mais alors dans ce cas qui était-elle et que faisait-elle ici, sortant du manoir du Régent ?

La jeune femme arriva finalement à sa hauteur alors qu’il s’était immobilisé à deux pas du portail. Comme toujours, il était vêtu d’une manière un peu excentrique, mais au goût certain, et était comme toujours affublé d’un demi-masque. Brièvement, il espéra que ce détail ne la perturberait pas trop, les humains pouvaient parfois être assez étriqués d’esprit, car intrigué par la jeune femme, il comptait bien en apprendre d’avantage à son sujet. D’un ton enjoué, il lui lança :

« Bonsoir, demoiselle ! Je ne me souviens pas vous avoir déjà aperçu dans le quartier, vous venez d’emménager ? »

Curiosité mal placée ? Oh allons, il ne faisait rien de mal !

"Bonsoir monsieur. Effectivement, je viens d'emménager chez Monsieur Pearson. Vous habitez le quartier monsieur ou vous êtes un ami de Nathanaël ?"

Emménager ? Chez le Régent ? Une humaine ? Les idées et questions se bousculaient dans l’esprit de Lucien. Ce cher Nathanael avait-il quelques secrets inavouables finalement, sous son air austère et droit ? Mais le Toréador écarta tout de suite les idées plus ou moins sulfureuses ou tordues qui lui vinrent. Elles ne collaient décidément pas avec l’image qu’il renvoyait, Lucien en aurait mis sa main à couper qu’il était intègre sur tous les plans. Cela se sentait, cela se voyait également.

Mais passer la légère surprise suite à la réponse de la jeune fille, il lui fallait bien répondre à sa question.

« Oh non, je ne fais que passer. En revanche oui, je pense pouvoir dire que je le connais. Pas personnellement, mais de loin oui, je vois tout à fait de qui il s’agit. »

Il marqua une pause, ponctué d’un de ses habituels sourires lorsqu’il voulait être agréable à la gente féminine.

« Mon travail m’amène souvent à rencontrer du monde, ou du moins à entendre parler de certaines personnes. »

Ignorant si le voile de la Mascarade avait été mis à bas pour elle, mieux valait jouer la carte de la prudence et ne parler que de sa facette humaine. Certes, notre artiste était parfois impulsif et agissant selon ce que lui dictaient ses envies, mais il savait tout de même reconnaître quand la situation exigeait qu’il se tempère. Aucune de ses lubies ne sauraient l’amener à être imprudent vis-à-vis de la Mascarade.  

« Mais j’en oublie toutes mes bonnes manières ! Lucien Clairmont, enchanté. J’ai bien conscience qu’il s’agit peut-être d’une question indiscrète, mais… Il m’avait semblé comprendre que Monsieur Pearson n’avait pas de famille en ville ? »

Sous-entendu, qui était-elle pour lui ? Réfréner sa curiosité était toujours délicat pour notre vampire, encore plus dans cette situation. Qu’elle pouvait bien être les projets du Régent pour cette jeune femme ? Une potentielle Infante, quoi d’autre sinon ? Quelle idée saugrenue d’héberger un humain si ce n’était pas pour cette raison. Cela représentait bien trop de contraintes et de risques afin de maintenir la Mascarade.

Certes, c’était sans doute la crédulité alliée au scepticisme humain qui faisait qu’ils n’avaient pas encore découvert massivement l’existence de ce monde de ténèbres avec lequel ils cohabitaient, si paradoxal que ce soit. Mais tout de même. S’ils s’avéraient faciles à duper et à manipuler, encore pour un Ancien comme le Régent au vu des talents de son clan qui devaient être grands chez lui, il y avait malgré tous des limites.
La jeune fille finirait bien par se douter de quelque chose.

"Je ne sais pas si Nathanaël possède de la famille. Il ne m'en parle pas. En fait, il était un bon ami de mon père et lorsqu'il est mort il y a pas très longtemps, monsieur Pearson est devenu mon tuteur comme il l'avait promit à mon père. Du coup je vis chez lui au moins jusqu'à ma majorité et je peux ainsi continuer sereinement mes études."

Oh, ceci expliquait cela, du moins en partie. Quelle drôle de promesse avait fait là le Régent, vis-à-vis d'un humain. D'un humain ? Non, pas avec les risques que cela comporterait pour la Mascarade, il devait y avoir quelque chose... Et puis pourquoi garder la jeune femme auprès d'elle alors qu'il aurait pu l'envoyer faire ses études au loin, respectant ainsi cette hypothétique promesse tout en se gardant de se créer lui-même d'éventuels problèmes qui pourraient découler de cette situation ? Inviter une humaine à vivre sous son toit, mais où allait le monde ! Certes, ce n'était sûrement pas dans cette demeure qu'il devait passer le plus de temps, mais tout de même...

"Excusez ma curiosité monsieur Clairmont, mais quelle est votre profession ? Je me demande où vous pourriez avoir vu Nathanaël. Vous allez trouvé cela drôle, mais je ne sais même pas ce qu'il fais dans la vie. Je ne le vois que le soir quand il passe à la maison. Son majordome m'a dit qu'il était très occupée par ses affaires. Je me demande bien ce qu'elle peuvent être."

Voilà justement pour ce genre de raison que Lucien, bien qu'il appréciait la compagnie humaine, ne s'entourait pas d'eux dans sa sphère privée : aussi crédules soient-ils, ils n'étaient pas aveugles ni stupides pour autant, et finissaient donc par poser les questions gênantes. Voilà pourquoi il ne gardait que des goules auprès de lui... Mais bien sûr ! Une goule ! Le père de cette enfant avait-il été un serviteur du Régent ?

« Mes condoléances pour votre père.. Pour tout vous dire, je suis un peu touche à tout. L'art est ma grande passion. Je ne possède pas de galerie, mais quelques restaurants qui font également office de tremplin pour les jeunes talents que j'y expose. Je fais aussi dans l'évènementiel, dans l'organisation de soirées privées, assez élitistes diront certains, ce genre de chose. D'où le fait, comme je vous le disait avant, qu'il m'arrive de rencontrer certaines personnes plus ou moins importantes. Mais donc, votre père travaillait pour lui ? »

C'était autant la vérité que la façade humaine dont il usait. Aux paroles de sa jeune interlocutrice et en la sondant rapidement, il ne lui en fallut pas d'avantage pour confirmer ce qu'il pensait : elle ne savait rien du Monde de la Nuit. Le Régent l'avait tenu éloigné de ceci, mais ses intentions à l'égard de la jeune femme étaient-elles purement dans l'intention de tenir une promesse et de la préserver, où avait-il une autre idée en tête... ? Comment ça, ça ne le regardait pas ? Mais enfin, ce serait un scoop génialissime que de savoir !

« Pour répondre à vos interrogations à son égard, pourquoi ne pas simplement lui poser la question ? Je n'ai moi-même pas de réponse, mais nul doute que s'il m'est déjà arrivé de le voir ici ou là, c'est qu'il doit effectivement être un homme occupé. Mais que savez-vous de lui, rien d'autre que ce que vous venez de me dire ? C'est que je trouve étrange de vivre sous le même toit que quelqu'un et d'en savoir si peu au sujet de ladite personne... »