Le soir était tombé depuis un moment, et Keith se remettait difficilement de sa dernière interaction avec la gente Tremere. Oh, les os s’étaient ressoudés, la fierté par contre… Keith s’était déjà pris quelques dérouillées, mais jamais par un Sorcier. Piouf, quelle honte ! Depuis quand un de ces connards de petits usurpateurs pouvait-il défier les plus grands blagueurs de tous les temps en se montrant à ce point insensible à leur humour ? Il faisait des tours, et paf, c’était ainsi qu’on l’en remerciait en lui cassant la gueule, et Grands Dieux ! Qu’avait-il dans la poche sinon un morceau de porcelaine brisée, une théière ! Ce petit con lui avait laissé un morceau de théière en souvenir !

Keith hésitait entre se marrer et écumer de rage. A choisir, le premier faisait moins de rides d’expression, aussi fut-ce pour celui-là qu’il opta. Il se détendit, et se mit à rire joyeusement tout en déambulant dans la rue. Assurément, les gens se retournaient sur ce clodo - ou presque – avec son haut de forme élimé, son vieux veston, sa sacoche de cuir, et ces tessons de porcelaine brisée dans la main. Il se marrait, oui, en méditant quelque vengeance pour les soirs prochains, cependant, immédiatement parlant, ce n’était pas ce qui allait avoir lieu.

Dans l’avenir proche, Keith avait d’autres occupations, et comme la vengeance était un plat qui se mangeait froid, Orphée aurait bien le temps de refroidir une petite nuit de plus. Et si la vengeance se mangeait glacée, façon banquise, ça n’en serait que plus drôle. Le Ravnos avait pas mal d’ennemis à New York, voici qu’il en avait un également à Los Angeles. Le palmarès croissait tout doucement, c’était une bonne chose. Maintenant, ce qu’il lui fallait, c’était des amis, parler affaire.

Et pour cela, quoi de mieux que la délicieuse Nécromancienne dont on lui avait parlé et à qui il avait donné rendez-vous dans un petit bar des environs ? Comme convenu, il glissa une carte à jouer sur le rebord de son haut de forme, et pénétra dans l’établissement.

Il y avait foule, de tout, à vrai dire, qui se pressait au comptoir. Des hommes, des femmes… Keith scrutait leur aura… Des Semblables, des humains. Comment savoir, à présent, quelle était la piquante Giovanni avec qui il traiterait ce soir ? Serait-elle une jolie italienne, une splendide américaine, l’explosif mélange des deux ? Mystère, mystère. La roue tournait, le destin avançait inexorablement, et notre cher Ravnos le saurait bien assez tôt.

*si tu voulais bien…*

Ta gueule, toi, c’est pas le soir pour tes délires de Prophète ! Je-suis-un-Ravnos !

Keith se promena un moment dans la foule, jaugeant les passants, puis alla s’installer à une petite table. La carte bien en évidence sur le rebord de son chapeau, il s’empara d’une carte, se demandant ce qu’il allait pouvoir commander pour faire illusion.

Keith leva le nez de la carte lorsque la plus belle Italienne du quartier se pointa devant elle. Une bouille avantageuse, un sourire ravageur, et l’accent Giovanni. Oui, ce devait être elle, à n’en pas douter, et il était fort aise de rencontrer pour affaire une si jolie Semblable. Le Ravnos était sensible à la beauté de la jeune vampire (oh, elle devait être jeune, on n’envoyait pas d’ancien dans la Famiglia pour traiter avec les Gitans), bien que cela ne lui fît ni chaud ni froid sur le plan des émotions. Après tout, les affaires étaient les affaires, et se dire que cette charmante enfant frayait avec le voile n’avait rien de rassurant.

Mais… le Voile était une chose qui lui parlait également. Il l’avait vu, lors de l’étreinte, il avait vu le monde des Morts, et l’araignée tissant sa toile, il avait croisé cet Ancien immémorial, ce roi de tous les Gitans. Le Roi lui avait parlé, lui avait demandé de guider son peuple, ses frères. Il était des leurs, lui aussi, son sang appartenait au clan de la lune, son âme à celui des Gitans. Guide, il devait être un guide pour ses frères.

Et voici que la jolie nécromancienne qu’il avait demandée était là, toute pimpante, lui demandant si elle pouvait s’installer.

« Qui serai-je pour refuser un siège à une membre de la Famille, Mademoiselle ? Je vous en prie, installez-vous. Vous pouvez m’appeler Keith. »

Il prit pour consommation un simple verre de vin blanc, il ne buvait rien d’autre que du sang, comme tous les vampires, mais il fallait savoir faire illusion, que Diable. Il se pencha donc vers son aimable rencontre, non sans avoir regardé autour de lui qu’aucune oreille indiscrète n’affleurait, et, baissant la voix, il lui tint à peu près ce langage une fois que le serveur s’en était allé.

« Mademoiselle Giovanni, vous permettez que je vous appelle ainsi ? Je serai bref afin de ne pas abuser de votre temps. Je poursuis actuellement quelques petites… recherches. Elles sont extrêmement mal vues chez les Gitans, mais très instructives. J’aimerai donc vous demander quelques observations pour moi… Quelques observations au-delà du Voile. »

La Chose était aisée pour les Giovanni, d’un coup d’œil, le voile se superposait à la réalité, et ils pouvaient voir de l’autre côté, voir le monde des Morts. Les nécromanciens utilisaient ce don pour se tenir informé de ce qu’il se passait du côté de chez Hadès… mais lui avait d’autres projets. Trouver son Roi… le trouver, et ramener son âme. Mais le trouver surtout. Pour ce qui était de ramener un vampire de deux –mille ans d’âge ou plus, on attendrait un Giovanni plus compétent et plus ancien.

Il y avait peu de personnages plus hauts en couleur que les Giovanni, et Keith le savait parfaitement. Cette demoiselle, il la jaugeait déjà, brune, belle, et très probablement bien terrible en affaires. Cependant, son accent chantant était une justification à l’âpre guerre qui allait suivre. Oh, une guerre de bon aloi, le terme « négociations » aurait sans doute été plus approprié… Il s’agissait maintenant pour lui d’en dévoiler un peu, suffisamment pour obtenir ce qu’il désirait, sans que son jeune vis-à-vis n’en sût trop. Tout un art… Un Art dans lequel Orphée par exemple, ce petit Tremere, aurait sans doute excellé bien davantage que lui… mais enfin…

Prends une inspiration mon petit Keith, et tu es parti.

Le Malkavian… ou le Ravnos, on ne sait jamais, entama la conversation d’un petit air joyeux, pas spécialement charmeur, cela ne lui ressemblait qu’avec la jolie Gabrielle, visiblement fort satisfait de l’accueil que lui avait fait la jeune Giovanni. Oh, elle était à la vérité tout à fait prévisible. Les intérêts du clan, les intérêts financiers (ou en tout autre moyen de paiement), et surtout ses propres intérêts avant tout. Une pensée qu’aimait bien « Monsieur Van Der Harten » Ainsi que l’avait appelé Orphée.

Deux fois qu’il pensait à ce gamin… fichtre, il allait falloir se calmer. Enfin, enfin, là n’était pas la question pour le moment.

« Je cherche à sonder le monde des morts, jauger de la situation actuelle avant toute entreprise. Voyez-vous, Mademoiselle Giovanni, je ne vous apprend surement rien en vous disant que la présence d’une âme particulièrement forte a tendance à faire fuir les âmes plus faibles… Ce sont ces âmes fortes que je recherche… disons… une âme de Semblable ? D’ancien Semblable ? De très ancien Semblable ? »

La Giovanni, si elle était nécromancienne, devait très certainement avoir une petite idée de ce qu’il entendait par là. Restait à décider du prix de telles observations.

« Ce que j’ai à vous proposer… »

Une sonnerie de téléphone s’éleva de sa proche. Keith était high-tech, on avait tord de l’ignorer, il savait se servir de ce qu’une ancienne connaissance de son clan avec jadis appelée « la pierre qui parle ». Voyons donc, un message, ça pouvait att… Asao ?

« Un instant, veuillez m’excuser, je sais que c’est très impoli. »

Que disait ce message ? Depuis quand Asao avait-il à nouveau un téléphone ? Depuis quand était-il à nouveau joignable ? La chose était incroyable ! Un Tremere joignable ? Et la sécurité légendaire de la fondation ? Et leur étroitesse d’esprit ? Et le gamin ? Bref… lire le message serait sans doute déjà un bon début, et lui permettrait sans doute de tirer tout ceci au clair. Malgré lui, Keith imaginait déjà une photo d’Asao bâillonné sous le joug d’un Orphée sardonique lui annonçant que s’il ne renonçait pas très vite à faire ses petites farces, l’esprit de son ami y passerait. Aussi fut-il extrêmement surpris de lire un « On met les voiles vieux frère, je te retrouve où tu veux. »

Pardon ? Keith dut raccrocher sa mâchoire qui pendait lamentablement de surprise. Non ? Sérieusement ? Comment avait-il réussi à se débarrasser du modèle de poche et de la grande pointure ? Et plutôt qu’ils mettaient les voiles.

« Mademoiselle Giovanni, une urgence. Que diriez-vous de la poursuite de cette conversation au clair de lune si vous désirez m’accompagner et rencontrer mon collègue de recherches. A n’en pas douter, nous pourrons nous mettre en accord sur le prix de la prestation. »

Le Ravnos glissa un billet sous son verre, lequel pourrait payer sans problème les deux consommations, puis invita galamment Aura à l’accompagner.