La soirée a été longue et difficile, et c’est avec un plaisir certain que je quitte la compagnie de mon entourage. Je ne compte plus les disputes depuis ma rencontre avec Shiro, je ne compte plus non plus les événements traumatisants. Le visage d’Asao et son oubli me hantent. La rencontre singulière de Keith et ses prédictions me hantent elles aussi. Je suis tourmentée, c’est un fait, et je n’espère qu’une chose, la lumière.

Quelle lumière puis-je espérer du chemin des ombres sur lequel j’ai mis un pied ? Regret… oui, c’est bien cela le mot, je regrette mon choix, je suis prise d’un sursaut de conscience qui me commanderait de fuir à toute allure, de déserter cette ville, de disparaître ailleurs, loin de ce monde de ténèbres. Et pourtant, je ne le ferai pas. Assise sur le rebord de la fenêtre, les pieds dans le vide, je me tiens sept étages au dessus du sol. J’hésite. Je ne comprends pas ce que je fais là, je ne comprends plus les élans de mon cœur, et pourtant je suis là, les pieds dans le vide, et j’hésite.

Qu’est-ce que je fous ? Je ne sais pas, je ne sais plus. Il ne faut pas me demander de raisonnement, je serai incapable de le tenir. Il n’y a plus aucune logique dans mon existence, tout a volé en éclats, les repères de mon petit monde se sont disloqués. Je me sens perdue, une sensation qui ne me ressemble pas. Mes pensées se sont envolées vers Shiro, encore. Ai-je cessé à un moment de penser à lui ? Mon cœur se serre, comme à chaque fois, de le voir si solitaire. Je ne sais avec précision quelle est la nature de mon sentiment pour lui, je ne pourrais le décrire, et je ne veux pas le décrire.

Il m’est cher, cela, je le sais, de nos rares, trop rares rencontres, il a su se rendre indispensable à mon existence. Cela a-t-il le moindre sens ? Non, sans doute pas. Et pourtant, il est là, forme d’ombre, forme de ténèbres, sur le bord d’un chemin. Il est là, face noire d’une pièce, d’un monde. Une face noire qui brille presque davantage que les lumières du mien.

Je renonce, je retrouve la sécurité de ma chambre au bord des larmes. Un poids oppresse ma poitrine, j’ai l’intuition que quelque chose couve, et je ne sais pas quoi. Un mauvais pressentiment, peut-être, et pas seulement parce que j’entends d’ici les éclats de voix de mes parents.

La lassitude pèse sur mes épaules, une fatigue qui m’était inconnue, profonde, qui me vrille les entrailles. Ce même genre de fatigue incontrôlable que peuvent ressentir, je le crois, ceux et celles qui en ont assez de l’existence. Je me couche encore habillée, il n’y a que cela à faire. Demain ira certainement mieux à défaut d’aller pis.

Le sommeil me vient rapidement, m’emporte, m’enlève. Je ne rêve pas ou ne m’en souviens pas, je n’entends qu’une chose au milieu des ténèbres, une voix, douce, une voix que j’ai espérée plus que de raison la veille au soir.

"Gabrielle..."

J’entrouvre un œil ensommeillé, est-ce un songe ? Non, il est bel et bien là, éclairé seulement par la lumière de la lune et celle des étoiles. Shiro est là, assis sur le rebord du lit, à côté de moi, tout proche. Que fait-il là ? Je me le demande. Je me redresse sur une épaule, je m’étonne, je me frotte les yeux, non. Il n’a pas disparu, il est toujours là. Je m’assois, je le regarde, un peu hébétée. Bon sang qu’il est ardu pour moi de connecter mes neurones.

- Shiro ?

Quelle brillante constatation, vraiment. Vite, se ressaisir. Ce vampire est là, chez moi, dans ma chambre au septième étage. Je ne veux même pas savoir comment il est rentré.

- Euh… excuse-moi de te demander ça si abruptement, mais… qu’est-ce que tu fous là ?

C’est méchant pour lui, mais… il est à la fois la dernière et la seule personne que je veux voir. Celui dont je redoute de croiser la route, et celui auprès duquel je veux cheminer. Et pourtant, je l’accueille presque froidement. Mon comportement est une énigme.

Il est bien là, je le vois sous mes yeux. Cette prise de conscience me tord les entrailles, le mauvais pressentiment s’est éveillé à nouveau s ans que je puisse en déceler la cause. S’il est là, s’il semble si désemparé… L’affaire doit être grave, c’est une certitude. Pourquoi aurait-il cet air si triste, si ce n’était pas le cas ? Pourquoi se fendrait-il de cette main qui effleure ma joue ? J’attends, j’ai peur de ce qu’il va me dire. Vraiment peur.

La veille, au soir, je l’ai haï d’être ainsi venu chambouler mon existence, et pourtant, à présent qu’il est là, je ne saurai plus lui en vouloir. La seule présence de Shiro me suffit pour m’apporter un semblant de paix, un semblant de confiance. Je suis prête à l’écouter, et ça tombe bien, il semble enfin être prêt à parler.

"Gabrielle... J'ai rompu mon serment, j'ai arrêté de servir le Sabbat. Depuis longtemps mon cœur me dictait cette conduite... Mais je suis un traitre désormais, condamné à ne pas connaitre le repos."

Je suis étonnée, et le mot est faible, étonnée de cette résolution, alors qu’il me disait précisément l’autre soir, sur la plage, qu’il ne pouvait trahir. Cela ne lui ressemble pas, je ne sais pas pourquoi il fait ça. Quelque chose a dû se passer ? Quelqu’un dans son cœur peut-être ?

"Tu es désormais en danger, s'ils te cherchent et te trouvent... Te faire oublier mon existence ne servirait à rien, j'aurais déjà appliqué cette solution sinon. Gabrielle, tu devrais fuir avec moi... Renoncer à cette vie."

Ce n’est pas un choix qui peut se prendre à la légère, ça non, et mes pensées tourbillonnent. Mon cœur s’est soudainement emballé, je ne comprends plus rien aux pensées qui me parviennent à l’esprit. Des pensées contradictoires et illogiques, des pensées qui n’ont rien de cohérent. Le vieux combat de ces derniers jours a refait surface. M’éloigner du chemin, ou y poursuivre ma route ? M’éloigner de Shiro, ou continuer à être près de lui. Est-il trop tard pour faire marche arrière ? Est-il trop tard pour espérer un compromis ? Ma vie d’avant, ma vie actuelle, une vie future. Je ne sais que choisir entre ces trois là.

Le regard de Shiro est triste, posé sur sa lame, je le sens au bord du gouffre, au bord d’un précipice. Prêt à chuter si je ne fais rien, et si j’agit… comment agir ?

"Gabrielle, je n'ai pas le droit te t'imposer mes erreurs, mes sentiments. Cette nuit tu peux me demander de partir, je ne reviendrai plus.

J’ai, au fond de mon cœur, la confirmation que je voulais, et ce cœur saigne. Je me suis attachée à Shiro, beaucoup trop, beaucoup plus que de raison, et voici que je pressens une troisième personne, quelqu’un qui a motivé son choix. Une personne, un amour. Je m’écarte de lui, les larmes coulent sur mes joues sans que je puisse le contrôler. Je m’écarte, me lève, recule vers la fenêtre. J’ai besoin d’air, j’ai besoin de calme. J’ai besoin de comprendre.

J’étouffe un hoquet, j’essuie rageusement une larme, mais c’est peine perdue, les autres coulent à la suite de la première. Sans comprendre exactement pourquoi, je me sens trahie. Qu’avais-je espéré ? Qu’ai-je pu espérer de lui ? D’un vampire de quatre-cent ans.

Je me décide à parler, je veux lui dire, je veux être franche. Je ne sais même pas par où commencer.

- Je ne veux pas t’oublier, Shiro. Je ne veux pas t’oublier, mais ne me demande pas de ne pas souffrir de cette décision… De la raison pour laquelle tu prends cette décision. Je ne sais pas ce que j’ai espéré de notre rencontre. Dès que j’aurai déterminé les raisons qui me poussent à le faire, je te donnerai ma réponse.

Je prends un long moment de réflexion, une longue pause. Je le regarde, j’hésite, puis je m’avance vers lui, incertaine. Je me penche, je m’approche, je pose mes lèvres sur son front.

- Je crois… Je crois que je t’aime, Shiro.

Je m’écarte brusquement, presque catastrophée. Presque apeurée.

- Je sais que ce n’est pas réciproque. Tu trahis par amour, n’est-ce pas ?

J’étouffe un sanglot. Je m’éloigne à nouveau de lui. J’avais voulu lui dire, mais à quel prix était cette réponse ? Un prix bien trop élevé, sans doute. Est-ce que je pourrais me retenir de souffrir en sa compagnie, en le sachant dans les bras d’une autre ?

- Dois-je te suivre en sachant que je souffrirai à chaque instant de te savoir épris d’une autre ? Dois-je t’oublier, et le regretter toute ma vie ? Dois-je te rejeter ? Je ne sais pas quoi faire, je ne sais pas quoi choisir.
pardon, c'était vraiment trop tentant xD

L’annonce a fait l’effet d’une bombe, je me maudis en regardant à travers mes larmes Shiro vaciller. Jamais je ne l’avais vu ainsi, désarçonné, jamais il ne m’avait semblé si fragile, si seul. Instinctivement, j’ai envie de le prendre dans mes bras, de ne plus le lâcher, de ne pas le laisser poursuivre sa route ainsi. La rencontre avec Keith se fraye un passage dans ma mémoire, est-ce à ce moment là que j’ai commencé à l’aimer, à mettre ce nom d’amour sur mes sentiments pour Shiro ? Les souvenirs tourbillonnent dans ma mémoire, j’entends à peine les paroles du Vampire, à peine.

"Je ne suis qu'un monstre... Je n'échappe pas à ceux qui tissent les destins, je suis comme eux. J'aurais dut voir ce qui troublait ton âme, jamais je n'aurais dut perturber ton existence."

Que pouvait-il bien y faire ? Il n’est pas surhumain, je ne m’étais pas attendue à ce qu’il identifie quelque chose dont moi-même je ne suis pas certaine. Je ne sais pas ce que j’avais pu espérer, seulement une présence peut-être, une présence. Mes larmes n’ont pas cessé de couler, je me tiens loin, volontairement loin de lui, le cœur déchiré entre un choix que des cartes ne peuvent pas résoudre. Dame de cœur, Sept de carreau, que choisir, Keith, que choisir ?

"Je suis navré Gabrielle, pour ce que je te demande, pour le serment qui fut brisé, pour ton existence que j'ai altérée. Je ne veux pas que tu m'oublies, je ne veux pas te perdre."

Navré, il l’est assurément, son cœur me paraît aussi brisé que le mien, aussi déchiré. Ma volonté d’éloignement faiblit déjà , mes sentiments me commanderaient de courir le rassurer, et pourtant, je ne le fais pas, je ne veux pas le faire. Ce sept de carreau vacille encore dans mon esprit, la protection contre la souffrance, peine perdue.

Et puis il me prend dans ses bras, comme si cet instant peut tout résoudre, comme si d’être là, près de lui, en plus d’emballer mon cœur, peut figer le temps. Qu’éprouves-je pour lui ? Est-ce de l’amour ? Je ne sais pas, c’est un sentiment fort, je ne veux pas le perdre, je ne veux pas le quitter, je ne veux pas l’oublier. Je veux rester et cheminer à ses côtés, mais le pourrai-je ? Déjà, cette ombre, cet amour, ils se profilent comme une torture de tous les instants. Qui est-cette fille ? Je ne le sais pas, mais je la hais déjà. Ce n’est pas la Dame que nous avons vu l’autre soir, dans les égouts, j’en suis certaine. Elle était son amie, oui, cela ne fait aucun doute. Peut-être… peut-être qu’elle pourra m’aider.

- Il y a une personne que je veux voir, Shiro... Elle saura m’aider, je le crois sincèrement. La Dame… celle chez qui l’on m’a amenée... Ton amie…

Cette demande faite, je serre une dernière fois Shiro contre moi, puis m’écarte en douceur de lui, essuyant mes larmes d’un revers de la main. Mon cœur s’emballe toujours autant, mais le sentiment est différent. J’étais au désespoir tout à l’heure, à présent, il y a une demi-teinte, et c’est à elle que je dois m’accrocher de toutes mes forces. Je parle, vite, à voix basse, un murmure presque. Ce n’est pas vraiment à lui que je m’adresse, pas vraiment à moi-même non plus.

- Il y a déjà eu trop de gâchis dans cette histoire, les souvenirs d’Asao, ce magicien, Keith, je ne veux plus de ce genre de choses, je ne peux pas accepter ça.

Je lui fais par de ma résolution, ma voix me semble trop faible, je n’ai pas cessé de trembler, mais… il me faut avancer, je ne pourrai pas rester à me morfondre éternellement, et le cadre dans lequel j’évolue me semble soudainement étouffant. Ma voix vacille, s’est faite bien trop faible.

- Shiro, je te suis pour ce soir. Je ne peux pas te donner de réponse définitive, j’en suis désolée.

Je réitère la demande, d’une voix un peu plus assurée.

- Cette Dame dans les égouts. J’aimerai la revoir.