Il faisait nuit depuis quelques heures déjà, et un vent frais venu de l’océan s’élevait désormais, s’engouffrant dans les rues alentours. Un jeune homme marchait dans ces mêmes artères trop éclairées pour permettre une embuscade et une frayeur infligée au flâneur. Quelle étrange petite ville était la Cité des Anges. Plus petite que la Pomme, plus grande que bon nombre d’endroits, plus vive, plus conviviale. Pourquoi diable son ami était-il venu se perdre ici ? Après tout ce qu’ils avaient vécu, il aurait au moins pu lui laisser davantage qu’un sms laconique.
 
Enfin, c’était sans doute comme cela que ça se passait lorsqu’on était un Tremere et qu’on avait les hautes instances du clan au derrière. Ça ne serait JAMAIS arrivé dans le clan qui était le sien. Ça ne serait JAMAIS arrivé chez les Gitans. Une petite voix lui rappela désagréablement que son sang n’était pas celui des Ravnos, mais il l’écarta. C’était ce qu’on avait voulu lui faire croire, mais, aha ! Il savait que tout ceci n’était qu’une épreuve imposée par le Roi de tous les Gitans pour mener sur la bonne route son clan. Et lui, Keith Van Der Harten en serait digne !
 
S’installant dans un coin de la rue, sur une caisse renversée, le jeune homme hésita un instant. Magie ou musique ? Il avait les deux dans ses bagages, la vielle et les cartes. Bon, ce soir, ce serait la musique. Après tout, il avait déjà fait son petit spectacle de rue la veille, non sans avoir ensuite eu toutes les peines du monde à trouver un refuge. La question ne se poserait plus ce soir, il avait mis la main sur un coin en or. Oh, l’humain qui y habitait n’était plus vraiment en état de s’opposer à pareil squat, et il avait en outre fait un très bon repas.
 
Il sortit avec moult précautions l’instrument de son étui, et se calant, le dos, il entama quelques accords joyeux, quémandant visiblement du bout de ses doigts virtuoses – des heures et des heures de pratique à casser les oreilles des Enfants de la Lune de son entourage – quelque piécette. En réalité, il aimait pouvoir jouer de la musique en toute impunité, être un esprit libre de toute entrave, et errant dans toutes les villes qui lui plairait de visiter. Rome, tiens, ce devait être une jolie ville, ça Rome. Ou Paris, à tous les coups, il pourrait y composer quelques sérénades, ou bien Madrid… non, trop Sabbatique, mais Londres ?
 
La mélodie se déployait, joyeuse et entraînante. On lui laissait parfois un petit quelque chose dans l’étui de son instrument, et il lui plaisait de voir le sourire de certains passants. S’ils savaient, ces pauvres humains, s’ils savaient…
 

Tout en jouant le Malkavian – dieu qu’il détestait se désigner ainsi, mais le gitan de la lune, ou le prophète amuseur public cela ne faisait guère sérieux, même si ces appellations étaient sans nul doute bien plus proches de la réalité – scrutait la foule du coin de l’œil. Il avait à cœur depuis quelques temps d’exercer ses sens autant que son esprit, cherchant à déceler dans le remous du décor l’incongru, le surprenant, l’amusant, le… Tiens ? Qu’était-ce donc ?

Il vit un errant, un promeneur s’approcher de lui, il était plutôt grand, et de son âme, il pouvait distinguer une bien étrange émanation. Un vampire, sans doute. Le halo qui entourait sa silhouette n’était point commun, un mélange de force et de tourbillonnement improbable. Décrire une aura était toujours chose ardue pour Keith, et il ne se serait sans doute pas risqué à le faire par verbe, mais… en image peut-être ? Que voyait-il ? Accord en ré. Que percevait-il ? Un chatoiement. Accord en do. Qui était ce vampire ? Aucune idée, accord en sol. Que voulait-il ? Il le saurait une fois la chanson finie.

Superbe instrument ! Je n'en avais pas vu un comme ça depuis... pfiou, au moins quarante ans !

Le jeune vampire fit un signe de la tête en remerciement. Il attendit qu’une jeune femme s’éloignât, puis prit la parole, un grand sourire aux lèvres.

« Ma vielle t’en remercie, l’ami. Quarante-ans ? Tu ne fais pas ton âge. Aurais-tu croisé la fontaine de jouvence au coin de la rue ? »

Avisant du coin de l’œil l’antique montre à gousset qu’il avait dans la poche de son jean, le musicien se leva d’un bond de la caisse, remballa la vielle avec soin en récupérant au passage les quelques deniers qu’il avait gagné ce soir, et remis un haut de forme quelque peu élimé sur le sommet de son crâne.

« Je crains que le prochain morceau n’attende le soir prochain. Ou peut-être que ce sera de la magie, après tout, on peut lire et dire beaucoup avec un simple jeu de cartes. »

Puis, se posant devant l’inconnu, il risqua le tout pour le tout, il lui tendit une main, un grand sourire jovial aux lèvres.

« Keith Van Der Harten, je viens d’arriver en ville. »

Le musicien se contenta de le remercier d'un signe de tête, et attendit que son peu de public soit parti avant de lui répondre. Il avait une voix joyeuse, chantante, agréable à entendre. Une voix de musicien.
Une vielle ! Merci ! Jaime n'aurait jamais retrouvé seul le nom de l'antique instrument.

La vielle ne fait pas tout l'ami.
Jekhfeder pativ luvutariske. Le plus grand respect appartient au musicien.

C'était un proverbe rom que le Ravnos avait de nombreuses fois entendu, et qu'il trouvait tout à fait de circonstance.
Le musicien nota bien sûr la perche qu'il lui avait tendue concernant son âge, et évoqua avec humour la fontaine de jouvence.

Ah, pas au coin de la rue, l'ami. J'ai dû beaucoup voyager pour la trouver, mais son eau est délicieuse !

Le chapeau, la musique, et à présent la magie... Jaime doutait de moins en moins du clan du musicien. Oh, certes, ce pouvait être un tour, mais ce n'était pas vraiment subtil.
Les Ravnos voyageaient beaucoup, et rarement seuls, mais celui-là, il était certain de ne l'avoir jamais croisé.
Le vampire à la vielle lui tendit sa main, lui adressant un grand sourire, et se présenta. Le nom ne lui disait rien. Jaime serra avec plaisir la main tendue.

Jaime Forel. Je vis ici depuis quelques années. Mais pas en ville.

Comme il était quasiment certain que Keith était un Ravnos, Jaime vérifia avec précaution que sa chevalière se trouvait toujours à son annulaire. On n'est jamais sûr de rien quand on sert la main d'un Ravnos.
Et il avait décidé de lui donner son nom complet, peut-être aurait-il entendu parler de lui. Son frère et lui étaient tout de même assez connus des Gangrel et Ravnos, pour leurs hauts faits et leur territoire.

Le nouveau venu se montra fort courtois, fort agréable, fort sympathique également. Il avait ce sens de l’humour que Keith appréciait, et cette spontanéité plaisante de ceux qui errent sans biens dans la nuit, avec seulement leurs tours et leurs histoires.

La vielle ne fait pas tout l'ami.
Jekhfeder pativ luvutariske. Le plus grand respect appartient au musicien.

Un proverbe. Des félicitations. Sans un mot, un sourire aux lèvres, Keith porta la main à son cœur. Il avait reçu le compliment, et l’acceptait bien volontiers. Notre musicien de rue n’aimait pas spécialement la parlotte, mais il résistait rarement à l’appel de l’humour. Cependant, lorsqu’il s’agissait de thèmes plus sérieux, le silence se faisait soudainement, silence et seule une attitude qui pouvait trahir ce qu’il ressentait véritablement. C’était à cela que sa Dame lui avait toujours dit qu’il était bien trop expansif.

La voix de son interlocuteur s’éleva à nouveau, vive et agréable. Un compagnon de route sans doute extrêmement sympathique.

Ah, pas au coin de la rue, l'ami. J'ai dû beaucoup voyager pour la trouver, mais son eau est délicieuse !

Keith éclata d’un rire frais, il n’avait jamais résisté à un trait d’humour.

« L’adage qui dit que les voyages forment la jeunesse est donc vérifié. Merci l’ami, grâce à toi, cette nuit, je me coucherai moins bête et plus enclin à reprendre ma route le soir suivant. »

Le vampire se présenta, lui serrant chaleureusement la main à laquelle brillait une chevalière. La chevalière, celle qu’arborait le prince des Gitans, celle qu’arborait Jaime Forel. Keith la repéra avant même qu’il n’ouvre la bouche, avant même que le nom ne tombe. Il savait à qui il avait affaire, cette légende qu’on lui avait contée sur les routes, cette histoire, ces deux frères qui avaient lavé des Lupins les environs. En lui, la tempête se leva, passa une seconde d’affolement dans son regard.

La voix dans sa tête hurlait, tempêtait tandis que son cœur se réjouissait de cette rencontre.

*Tu n’es pas des siens.*

La ferme. Voici ce qu’aurait, dans ses jeunes années éructé Keith. La ferme. Je suis ce qu’il m’a dit d’être, dans les Limbes. Je suis son serviteur.

*Tu ne le seras jamais.*

Silence ! Je suis ce que mon ancêtre a fait de moi. Le sang n’a pas d’importance. Tais-toi prophète, tais-toi. La voix se volatilisa. L’instant de folie était aux oubliettes. Keith avait soudainement l’impression qu’un moment de calme lui tombait sur les épaules après une redoutable tempête. Il avait envie à la fois de fuir, redoutant une autre crise, et de rester, trop heureux de cette providentielle rencontre.

Il choisit de rester. Après tout, jamais il ne s’était proclamé Gitan. Ce n’était pas un mensonge, le sang n’avait pas d’importance. Plus d’importance depuis qu’il l’avait vu, Lui, le roi de tous les Gitans dans les Limbes.

« Tu es une légende, l’ami, ton nom est sur beaucoup de lèvres des deux côtés du Voile. Je suis honoré de te rencontrer ici, en cette belle soirée. »

Le rire du musicien était aussi agréable à entendre que sa voix, et Jaime se sentait bien. Il croisait trop peu de frères de clan, et c'était toujours une grande fête quand une caravane venait à passer dans les environs. Même si celui-ci semblait être seul, la rencontre restait prometteuse.

Il s'annonça mieux enclin à reprendre sa route le soir suivant, grâce à sa remarque sur la Fontaine de Jouvence. Il comptait donc repartir si vite ?
Certes, les Ravnos restaient rarement longtemps en un même endroit, et Jaime faisait un peu exception. Mais il avait trouvé sa voie ici, avec son frère. Le Griffith Park était son destin, un grand havre de paix pour son clan et celui de James.

Jaime perçut l'affolement furtif dans le regard de Keith lorsqu'il se présenta à lui, mais cela ne dura qu'un instant. Etait-il si impressionnant ?
Keith lui annonça qu'il était une légende, que son nom était connu des deux côtés du Voile. Termes intéressants, et très flatteurs. Il lui adressa un sourire modeste, et répondit sur un ton léger :

Oh, tu pourrais me faire rougir, si j'en avais la possibilité. Suis-je donc si célèbre ?
Mais toi, l'ami, d'où viens-tu ? Je te vois bien seul, c'est étonnant.

Il ne comptait tout de même pas rester seul dans cette ville immense !
Jaime se demanda s'il avait des contacts en ville. Inutile de demander la raison de sa venue, les Ravnos étaient des voyageurs, et allaient où bon leur semblait, souvent guidés par des intuitions plus fortes qu'eux.

Mais les nuits étaient courtes en été, sur la côte ouest, et en tant que Prince des Gitans, il ne pouvait pas laisser un frère sans endroit où dormir, et sans visiter le Griffith Park. C'était presque un lieu de pèlerinage obligatoire !
Tout ce qu'il lui fallait, c'était une confirmation, claire et nette. Jaime vérifia qu'ils étaient bien seuls dans la rue, et ajouta :

Si tu sais qui je suis, pourrais-tu me confirmer qui tu es ?
J'aurais peut-être quelque chose à te proposer...

La sagacité de Jaime était amusante, désarmante, et profondément contraignante pour Keith. Tandis qu’ils devisaient, celui-ci lui fit cette remarque tout à fait opportune.

Oh, tu pourrais me faire rougir, si j'en avais la possibilité. Suis-je donc si célèbre ?
Mais toi, l'ami, d'où viens-tu ? Je te vois bien seul, c'est étonnant.

*Il te prend pour un des siens*

La ferme !

*Tu ne l’es pas*

La tempête avait repris. Keith éprouvait toutes les peines du monde à faire taire le chaos de ses pensées, mais, une réponse était attendue, et cette réponse, il allait bien falloir la donner. Soudainement devenu grave, Keith inclina la tête en soulevant son chapeau du bout des doigts.

« Tu es célèbre, l’ami. Beaucoup de noms sont célèbres aux quatre coins du globe. Les morts parlent de beaucoup de choses, ils savent bien plus que ce que l’on pourrait attendre. Il suffit de… savoir leur poser les bonnes questions. Pour répondre à la tienne, je suis seul, oui. Mon frère de route a été forcé à l’exil dans cette ville. Je suis ici pour le retrouver, et être fixé. Reprendrons-nous notre chemin ou repartirai-je seul ? Je ne le sais, les voiles de demain sont impénétrables. »

*pas si tu acceptais ton héritage de prophète.*

Ta gueule !

Si tu sais qui je suis, pourrais-tu me confirmer qui tu es ?
J'aurais peut-être quelque chose à te proposer...

La question fut posée. L’hospitalité était reine dans le clan. Cette hospitalité à laquelle Keith n’avait jamais osé prétendre cependant. De là où il venait, tous savaient ce qu’il était, et peut-être y aurait-il dans l’entourage du Prince des Gitans des voix discordantes.

*Des voix de la sagesse.*

Mais tu vas te taire, oui?

Keith était à la vérité affolé. Déchiré entre cette voix et son cœur, il ne pouvait trouver de réponse. Les paroles qui jadis l’avaient éveillé dans le monde des Morts résonnaient dans son crâne, puissantes, oppressantes. Elle vrilla son esprit, fit tournoyer le monde sous ses yeux. Il l’entendait, aussi distinctement que le premier jour, aussi puissante qu’à la première heure. Il répéta tout bas ces mots énigmatiques, dans un chuchotement furieux presque.

« D’entre les morts,
Etreint par le Prophète aveuglé par sa certitude,
Amené à la lumière par une voix,
Tu es mon fils, l’enfant de mon sang,
Un fil, un guide pour tes frères.
La victime d’une plaisanterie du destin. »

De nombreux autres couplets firent chavirer ses pensées, jusqu’à l’explosion des frontières de son esprit. Enfin, le Ravnos sortit de ses débats intérieurs, de sa transe presque, qui l’avait menée aux confins du réel, sur les ardus chemins de son esprit tortueux, de ce souvenir, de l'étreinte.

« Je ne peux pas te confirmer ce que j’ignore. Mon cœur et mon sang ne me donnent pas les mêmes réponses à ce que tu me demandes. Dans tous les cas, je ne serai pas le bienvenu. Mais merci l'ami.»

Keith se sentait soudainement extrêmement las. Ses traits se tirèrent, harassés par la fatigue de tant de combats intérieurs. Sa plus grande guerre, il l’avait toujours su, c’était à l’abri de ses pensées qu’il lui fallait la mener. Il tendit à Jaime une carte sortie des dessous de son chapeau. C'était une vieille carte de Tarot. Le jeu était incomplet et inutile. La carte du Monde chatoyait dans l'obscurité. Le Ravnos fut pris d'un fou-rire, comme s'il venait de faire une bonne plaisanterie. Le fou rire était involontaire, incontrôlé, Keith ne se l'expliquait pas, il riait de bon coeur malgré sa fatigue en tendant la carte de Tarot à Jaime.

« Si tu veux un jour que je te tire les cartes, l'ami, n'hésite pas. Je peux bien faire ceci pour mon frère.»

Le musicien parut bien sérieux tout à coup. Jaime avait-il posé une question gênante ?
Keith parla de sa célébrité, expliquant que les morts parlaient beaucoup, lorsque l'on savait leur poser les bonnes questions. Parlait-il bien des vampires ? Il n'y avait que les Giovanni pour interroger les morts... ou quelques Malkavian persuadés d'être oracles.

Mais c'était sans doute la remarque sur sa solitude qui avait ôté le sourire à Keith. Il évoqua la séparation d'avec son frère de route, exilé à Los Angeles. Jaime songea à son propre frère, qu'il avait dû abandonner durant de nombreuses années. Il avait pensé l'avoir perdu à jamais, et cela avait laissé un vide cruel en son coeur... mais c'était sans compter la force de caractère de James, et son acharnement à le retrouver les avait finalement réunis sous une même bannière, dans la nuit éternelle.

Je sais comme la solitude peut nous peser lorsque l'on perd de vue un frère... Peut-être pourrais-je t'aider. Je connais pas mal de monde ici.

Mais Keith ne semblait pas l'écouter vraiment, perdu dans ses pensées. Il avait l'esprit agité, de toute évidence, et il se mit à murmurer de bien étranges paroles. Une sorte de poème, ou de litanie. Un refrain qui sonnait plus Malkavian que Ravnos. Mais certains gitans étaient bien énigmatiques sur leur vision du monde et leur destin.
Finalement, lorsqu'il refit surface de son espèce de transe, Keith lui annonça qu'il ignorait ce qu'il était, ou plutôt qu'il était partagé entre son coeur et son sang. Que signifiaient ces paroles énigmatiques ?

Le musicien avait perdu toute sa fraîcheur, toute son énergie. Il semblait fortement tourmenté.
En fin de compte, il lui tendit une carte. Jaime la reconnut de suite, habitué lui aussi au tirage des cartes par les pratiques de ses deux mères.
Keith se mit à rire, d'un rire soudain et fort, incontrôlé. Inexplicable.

Le Monde... Cette carte représente un aboutissement, une réalisation de soi. La pensée et l'action physique fonctionnent à l'unisson, en parfaite relation avec le monde. Symbole de victoire, de la fin d'une quête initiatique, d'un achèvement.
Pourtant, pour toi l'ami, j'aurais plutôt tendance à la présenter ainsi.

Jaime prit la carte et la retourna, pour qu'elle se présente à l'envers. Ainsi pouvait-il interpréter la part négative de la carte.

Le bonheur et l'harmonie sont à l'horizon, mais le chemin est semé d'embûches... Tu devras surmonter de nombreuses difficultés, et de fortes désillusions, avant de parvenir à ton but.

Le Ravnos espérait viser juste. Il était en général assez doué pour cerner les gens, et en l'occurrence, le plus pertinent était selon lui de rebondir sur le peu de matière que lui donnait Keith pour tenter d'en savoir plus et de percer son mystère.

La folie s’en était allée, Keith le perçut au fond de lui. Devant la gentillesse de son frère de clan, devant également cette carte renversée, il se remit à rire, retrouvant un peu de vivacité. C’était un rire bien plus doux, bien plus maîtrisé que l’autre. Oui, vraiment, la paix était à nouveau en lui, il le sentait.

Les paroles du Gitan lui revinrent en tête, paroles aimables et posées, un baume sur son cœur tourmenté par l’inquiétude de la disparition d’Asao.

Je sais comme la solitude peut nous peser lorsque l'on perd de vue un frère... Peut-être pourrais-je t'aider. Je connais pas mal de monde ici.

Oserait-il demander pareille faveur à son frère de clan ? Oserait-il alors qu’avec quelques mots, il lui avait présenté l’autre face de la carte du Monde ?

Le bonheur et l'harmonie sont à l'horizon, mais le chemin est semé d'embûches... Tu devras surmonter de nombreuses difficultés, et de fortes désillusions, avant de parvenir à ton but.

Keith souriait, un sourire qui effaçait les difficiles moments qui venaient de s’écouler et auguraient sans doute des jours nouveaux. Il avait tiré au hasard une carte de son jeu incomplet, et voici ce qu’elle lui apprenait. Une information importante, une information primordiale. Un chemin, un encouragement. Signe ou coïncidence, dans les deux cas, il y avait fort à dire.

« Garde la carte, l’Ami, en souvenir, car tu as raison, les épreuves sont une étape vers la quiétude. Tu peux sans doute m’aider, oui. Dis-moi seulement où est la fondation des Sorciers. Je m’occuperai de ramener mon frère et viendrai te le présenter avant de reprendre ma route. »

Il cracha dans sa main et la tendit à Jaime. C’était un serment, oui. Il reviendrait jouir de cette compagnie si aimablement proposée. Il viendrait encore lui jouer un morceau avant de reprendre son chemin, ou peut-être de s’établir en cet endroit. Qui savait après tout les choix que lui opposerait Asao.

Le Ravnos avait vu juste. Son confrère sembla retrouver la paix, et rit à nouveau, d'un rire bien plus naturel et normal que le précédent.
Jaime avait appris la signification des cartes auprès de sa tendre mère, et Valentina, sa chère Sire, lui avait enseigné à utiliser leurs sens de manière à toucher les gens, à ce que cela leur parle.

On pouvait bien faire dire ce que l'on voulait aux cartes. Il suffisait d'un peu d'observation.
Keith semblait perdu, en quête de son identité, éloigné de son frère sans qui il ne pouvait être complet. Il était alors aisé de lui faire miroiter un accomplissement de soi, après plusieurs épreuves.
Les généralités de la divination prenaient leur sens lorsqu'elles annonçaient des choses que les gens prenaient pour eux, persuadés qu'ils étaient véritablement concernés.
L'auspex, bien évidemment, aidait beaucoup à cerner l'état d'esprit des gens.

Keith ne reprit pas la carte, et l'invita même à la garder, en souvenir de leur rencontre.
Jaime sourit, appréciant le cadeau - il refusait rarement un présent, surtout venant d'un membre de son clan - et rangea précieusement la carte dans la poche intérieure de son perfecto. Ses doigts y effleurèrent un autre morceau de carton... Ah oui, la carte de visite de la Sethite ! Il faudrait qu'il songe à la recontacter... ou pas. C'était encore soumis à débat.

Le musicien accepta sa proposition d'aide, au final, en révélant que son ami se trouvait à... la Fondation Tremere ?
Un Ravnos ami d'un Sorcier ? Comment était-ce possible ?
Jaime se retint de faire un pas en arrière, mais il fronça les sourcils et son regard se fit plus dur malgré lui. Les Sorciers... La pire engeance chez les vampires, des mages qui modifiaient la réalité pour leur profit personnel, leur présence seule suffisait à endommager fortement l'équilibre des forces de la terre...

Mais Keith avait craché dans sa main. Il avait prononcé un serment solennel. On ne va pas à l'encontre d'un serment.
Il devait avoir ses raisons. Même si elles restaient bien obscures pour Jaime, ce n'étaient pas ses affaires. Il en saurait plus quand Keith ramènerait le Sorcier avec lui pour le lui présenter.
Jaime serra la main tendue, avant de chasser sa mine sombre par un nouveau sourire, légèrement moins avenant qu'auparavant, toutefois.

Ton frère ne pourra pas venir au Griffith Park, mais s'il est décidé que tu dois me revoir, alors tu me retrouveras.
La Fondation Tremere se situe dans la cinquième rue du centre ville, c'est une bâtisse ancienne dans une rue piétonne. Elle est tellement imbibée de Weig que tu ne pourras pas la louper.

Keith s’était attendu à pareille réaction. Leur amitié avait quelque chose de profondément contre nature… et pourtant ils étaient bien assortis. Le Malkavian qui se prenait pour un Ravnos, et le Tremere qui n’avait d’yeux que pour les Salubri. Deux êtres contre-nature qui s’associaient, deux êtres étrangers à eux-mêmes qui marchaient de concert sur le chemin. Le chemin… La voie.

Le Prince des Gitans avait froncé les sourcils à ses mots, son ton s’était fait dur, il avait néanmoins accepté le serment. Cette promesse en cachait une autre. Keith n’aimait pas le mensonge, pas à un frère de clan, mais ce soir, il ne pouvait lui révéler la vérité. Ce jour là, lorsqu’accompagné d’Asao il reviendrait, le Prince saurait tout. Absolument tout. Car le Prince des Gitans était celui qu’il devait trouver pour Son Salut. C’était là l’une des nombreuses charges qui lui était assignée.

Le Prince serait celui qui guiderait leur peuple vers la paix, peut-être l’avait-il déjà fait ? Le Prince régnait, oui, il régnait, et son règne devait durer, encore, pour voir les derniers temps de la Terre jaillir dans les flammes de l’éveil.

Mais voici que l’esprit de Keith s’égarait en de sombres limbes prophétiques. Revenant à la surface, il écouta avec attention les indications du Gitan.

« N’aies crainte, je n’impose pas mes aberrations personnelles chez autrui, surtout si autrui m’est sympathique. Merci de l’indication, et à Dieu va, la Soirée va être longue pour nous tous, et brève à la fois. J’espère juste être rentré à temps pour ne pas voir les rayons du soleil levant… Si je rentre ! »

Il inclina la tête, souleva son chapeau, puis se mit à siffler un petit air en plantant Jaime, et en se préparant mentalement à l’ensemble des événements qui allaient survenir sur les heures nocturnes qui restaient. Ce soir, il lui faudrait frapper un grand coup, récupérer Asao… ou le voir mourir. Le soustraire aux sorciers, ou les pousser à l’achever. Libérer enfin son âme de la tourmente. Il affûta ses armes, ses griffes, sa verve, et on était parti vers l’inconnu.

L'information sur l'adresse de la Fondation indiquait la fin imminente de cette première rencontre.
Dans l'ensemble, Jaime en était satisfait. Il avait fait la connaissance d'un frère de clan talentueux et étonnant. Il avait aidé un frère à trouver son chemin, et à retrouver son compagnon, ce qui devait participer sans doute à son destin.
Un bon début de nuit, dans l'ensemble.

Keith prononça quelques mots pour annoncer son départ, le salua d'un signe de tête et du chapeau, avant de partir en sifflotant joyeusement.
Jaime lui adressa un dernier sourire, et lui lança une simple formule rom, signifiant "bonne route", que les Gitans et Tziganes adressaient souvent à ceux qui partaient.

Latcho Drom !

Puis il repartit de son côté, direction le parc. Oubliée, la soirée poker dans le bar clandestin. Il avait plus important à faire. Il était impatient d'aller parler à Julia, la barde Gangrel qu'il courtisait depuis plusieurs nuits, pour lui annoncer la bonne nouvelle : il avait rencontré un musicien, un joueur de vieille, avec un talent certain !
La Gangrel en serait sans doute ravie, elle qui aimait tant chanter, et regrettait de ne pas avoir beaucoup de musiciens pour l'accompagner.