Chinatown, le Quartier des Merveilles, comme aimait l’appeler Lucien. Composé d’une majorité ethnique d’origine asiatique, il transpirait d’exotisme au beau milieu de toute cette populace américaine au sein de Los Angeles. C’était un peu comme une ville au milieu de la ville, car dès qu’on y mettait le pied, l’atmosphère changeait complètement. Cela ne manquait pas de raviver à Lucien cette période où il avait arpenté l’Extrême-Orient, quoique la zone d’exploration s’en trouvait extrêmement réduite ici. Mais peu importe, dans ce petit concentré d’Asie pure, il n’était jamais déçu de ses trouvailles.

Outre le fait de profiter à nouveau des senteurs typiques de ce lointain coin du globe, c’était principalement les bazars qui retenaient l’attention de Lucien lorsqu’il venait ici. Que ce soit des grigris, des objets incongrus ou anciens, de la décoration ou même des meubles, il y avait de quoi satisfaire un bon nombre de curieux.

Ce soir, Lucien se tâtait quelque peu devant les vitrines. Il songeait à Noël et au Nouvel An qui approchaient à grand pas, et ne parvenait pas à se décider sur le ton qu’il donnerait à ces festivités. Il avait envie d’innover. Au diable la perpétuelle combinaison de rouge et blanc cette année ! Mais pourquoi ces humains s’obstinaient-ils à toujours vêtir de ces deux couleurs ce vieux monsieur imaginaire qu’ils appelaient « Père Noël » ? Un peu de changement ne tuait personne ! L’évidence s’imposa alors à Lucien : c’était décidé, cette année, il fallait casser les codes. Noël serait bleu et noir, ou ne serait pas ! Et avec peut-être une pointe de blanc ici ou là.

Mais pour lors, il lui fallait d’abord terminer de trouver quelques babioles pour son propre usage personnel, quelque chose qui sortirait de l'ordinaire. Quelque chose qui aurait une saveur d'ailleurs. Lucien s'arrêta de nouveau devant la devanture d'une autre boutique où était exposé pêle-mêle tout un tas d'objets divers et dont l'utilité ou la nature de certains étaient loin d'être une évidence. Au centre, posé en évidence sur un amoncellement de livres, trônait un de ces fameux chats porte-bonheur, agitant sa petite patte dans un mouvement mécanique. Ce détail acheva Lucien finalement de rentrer dans le magasin, qui n'était au passage pas mieux organisé que la vitrine.

Une surprise l'attendait peut-être au tournant. Enfin, c'était ce qu'il s'était dit en entrant, mais après cinq bonnes minutes à fouiller ici ou là, il commençait à en douter.

« Comment ? On m’aurait trompé ? Cet endroit est loin de tenir toutes ses promesses… Du fatras sans âme, voilà ce que c’est ! »

Son habituel masque, en demi-lune et argenté cette fois, accentuait son teint pâle. Plissant d'un geste machinal sa veste, il jeta un regard circulaire autour de lui, cherchant un endroit où il n'avait pas encore fouiné.

Alors que Lucien songeait à quitter à cet endroit qui n’avait décidément rien d’attrayant contrairement à ce qu’il avait escompté au premier regard, un charmant inconnu tout de rouge vêtu lui apparut. Qu’avait-il pensé là, à l’instant ? Rien d’attrayant, aucune surprise, sans intérêt ? Il allait peut-être revoir son jugement en fin de compte.

« Un instant j'ai cru que le magasin s'était procuré une nouvelle œuvre d'art, mais cette splendide statue se meut et parle d'une voix mélodieuse ! Que fait un homme si distingué dans un boui-boui pareil ? »

Bel homme, un style flamboyant qui tranchait net avec ce qu’il avait l’habitude de voir dans ce quartier et avec semble-t-il une certaine sensibilité pour la beauté ? Celui-là savait parler à un Toreador ! Un fin sourire rieur se dessina sur ses lèvres, sa contrariété temporairement distraite.

« Je pourrais certainement en dire autant de vous ! Hé bien pour tout vous dire, j’étais venu dans ce quartier avec l’intention de mettre la main sur quelques petites merveilles comme il m’est déjà arrivé d’en trouver, mais – il désigna d’un geste de la main dédaigneux le bric-à-brac qui s’entassait un peu partout – il semblerait que je perds mon temps. »

Son accent français se fit plus clairement entendre sur la fin de sa tirade, preuve de sa contrariété profonde. Cependant il se radoucit à la vue du charmant jeune homme. D’ordinaire, c’était les femmes qu’il désignait comme étant charmantes et dont la vue le rendait aimable et plus conciliant. Elles avaient toutes plus ou moins un je ne sais quoi qui le fascinait. Mais il fallait savoir apprécier la beauté, peu importe là où on la trouvait.

Preuve d’une certaine imprudence ou simple certitude quant au genre de personne que Lucien pensait rencontrer ici, il ne pris pas la peine d’user de son Augure sur l’inconnu. Les Vampires écumant les boui-boui n’étaient certainement pas légion à Chinatown et il en aurait été surpris de rencontrer un semblable dans ce genre d’endroits où ils n’avaient aucune raison particulière de venir. Du moins, pour ceux de la Camarilla. Il se fit pensif l’espace d’un instant et s’imagina un Ventrue ou un Tremere venant traîner ses guêtres ici, avant de tenter de retenir un sourire suite à cette image. Les premiers étaient trop occupés à courir après le pouvoir et les seconds bien trop sérieux.

Lucien retourna son attention à sa toute nouvelle connaissance. Il n’aurait pas voulu le vexer en accordant plus d’intérêt à ses idées fantaisistes alors que le jeune homme lui paraissait sympathique et qu’il n’avait rien de réellement plus intéressant à faire que de papoter un peu avec lui.

« Mais dites-moi plutôt, vous habitez Chinatown ? Peut-être pourriez-vous me conseiller une boutique plus fournie et fréquentable que celle-ci ? Je recherche avant tout quelques objets de décoration dans un esprit asiatique. »

Le mot « photographies » ne manqua pas d’attiser une lueur d’intérêt supplémentaire dans le regard de Lucien lorsque celui-ci arriva à son oreille. Aaah, le progrès, quelle chose merveilleuse ! Lucien ne se lassait pas de voir les limites repoussées et les nouvelles possibilités qu’offrait le progrès en matière d’art, comme la photographie.

Certes, habitué aux peintures qu’il était, il lui avait fallu un peu de temps pour se faire à l’idée qu’à présent, il lui suffisait juste d’appuyer sur un petit bouton d’un appareil aussi grand que sa paume pour immortaliser une scène. Ca gâchait un peu le plaisir de voir une toile se parer peu à peu de milles couleurs et la fierté qui s’en suivait, une fois terminée. Mais au final, ce n’était qu’une ouverture des possibilités et un enrichissement de l’art par des méthodes nouvelles.

Accoutumé à se faire passer pour un humain parmi eux, c’est avec entrain qu’il serra la main que son interlocuteur lui tendait et répondit à sa présentation.

« Lucien Clairmont, enchanté. Ce serait surtout pour mon usage personnel. Je supporte assez mal d’être constamment entouré des mêmes décors chez moi, alors de temps en temps, j’aime y apporter de la nouveauté. »

Ce faisant, il l’invita à le suivre alors qu’il sortait de la boutique. Quoi de plus agréable que de faire un bout de chemin avec une personne possédant un minimum de sensibilité artistique ? Il n’y avait guère que ses camarades Toreadors et les humains avec lesquels ils frayaient pour être sur la même longueur d’onde que lui, à peu de choses de près.

« Mais parlez-moi plutôt de cette histoire de photographies… Est-ce là votre métier ? Peut-être pourriez-vous me montrer quelques un de vos clichés à l’occasion, si le cœur vous en dit ! Je suis toujours curieux et à l’affût de quelques talents, je propose même la possibilité d'exposer pour les plus talentueux. »

Lucien en frétillait d’avance, passant déjà outre ses premières déceptions de la nuit. Il savait mêler habilement arts et plaisirs comme le prouvait ses affaires courantes et proposait régulièrement à des artistes confirmés comme aux nouveaux talents d’exposer leur travail soit dans l’un des trois restaurants qui lui appartenait, soit dans son club huppé de Downtown. C'était là un bon moyen d'attirer à lui d'autres artistes et sympathisants des Arts.
Divers peintres s’étaient succédés dernièrement, et son petit doigt lui disait qu’il était temps d’apporter un peu de changement. Peut-être un photographe, pour la prochaine fois ?

N’était-ce pas une belle nuit, qui plus est dans ce quartier ? Ici où là, quelques lanternes en papier coloré décoraient les rues, et là juste en face, deux statues de lion encadraient l’entrée d’un restaurant, censés préserver des mauvais esprits. Toutes ces images, bien que loin de la réelle Asie et de l’époque, lui rappelaient un âge lointain, alors qu’il était parti à la conquête de l’Asie, avide de nouveautés, avant de rencontrer un certain Malkavian…

Mais qu’importe le passé en cet instant. Le présent lui ouvrait les bras, et il semblait prometteur à bien des égards en la personne de Chen Yu, photographe potentiellement intéressant, qui sait ? Son nouvel ami semble enfin partager son enthousiasme à en juger par le ton de sa voix.

« Amateur d’art ? L’Art est toute ma vie, il est mon fanal dans une nuit comme celle-ci… Mais pour en revenir à vous, comme je vous l’ai dit, je serai ravi de voir votre travail. Je suis propriétaire de plusieurs établissements, notamment des restaurants, où les œuvres d’artistes sont elles-mêmes les décors des lieux. On y croise surtout une clientèle aisée, de quoi peut-être vous permettre de vous créer quelques belles opportunités. »

Quelle ironie. Un Toreador camariste et un Nosferatu du Sabbat en train de papoter art, quel tableau incongru. Il l’était d’autant plus qu’aucun des deux n’avaient semble-t-il de soupçon sur la réelle nature de l’autre, ce qui était navrant quand l’un des deux pouvait se targuer de percer presque n’importe quelle duperie d’un regard. Vraiment, il fallait le voir pour le croire.

« Vous devez bien avoir un atelier, en tant que professionnel, ais-je tort ? Si l’idée vous plaît, je pourrais éventuellement passez et nous en discuterons plus en détails. »

Lucien, Lucien… Mais dans quoi allais-tu t’embarquer ? A ce train-là, tous les paris étaient ouverts sur la manière dont se terminerait cette affaire. Mais notre Toreador ne semblait guère s’en soucier, puisqu’en avançant avec son comparse, il finit par trouver la perle de sa nuit, exposé derrière la vitrine de ce qui semblait être un antiquaire à première vue. Un couple de vases chinois de toute beauté. Et il resta là, un long moment à observer chaque détail, son sourire s'élargissant à vue d'œil.

« Je pense pouvoir dire que je viens dou-ble-ment de trouver mon bonheur. Cela mérite bien d’aller voir de plus près. »

Ce fut avec ce sourire de grand gamin comme on en voit à Noël qu’il entra.

Spoiler:

Il sembla brièvement à Lucien que son potentiel protégé avait l’air de le prendre pour ce qu’il n’était pas réellement, au vu de la manière dont il le toucha. La vérité ? Hahaaa, c’est un secret !
D’ordinaire, ce genre de situations ambigües l’amusait beaucoup, et d’autant plus lorsque cela agaçait ou mettait mal à l’aise. Mais Chen, lui, ne semblait pas particulièrement s’en émouvoir, au contraire. Lucien aurait certainement fini par en jouer et instaurer un petit jeu de séduction comme il aimait le faire indifféremment avec hommes ou femmes dans le simple but de se distraire, s’il ne l’avait pas déjà été par sa trouvaille.

Rien d’authentique, malheureusement. Dans un endroit comme celui-là, il ne fallait pas rêver. Il lui faudrait plutôt écumer quelques ventes aux enchères privées et autres pour trouver quoique ce soit ayant une vraie valeur. Mais pour décorer son havre, cela ferait parfaitement l’affaire. Avec sa manie de tout changer du jour au lendemain, il s’encombrait rarement longtemps des objets de ce genre qu’il récupérait. Par contre, les pièces authentiques et de collection, non seulement il les gardait, mais en plus il préférait les exposer aux yeux de tous.

Acheter les vases, ça oui, ils étaient son coup de cœur de la nuit, et c’est donc ce qu’il fit. Il fut tenté un bref instant de se laisser aller à leur contemplation tout en déblatérant sur l’art asiatique et sur les souvenirs qu’il avait de cette région du monde, avant de se souvenir qu’il avait une affaire pour le moins intéressante et en suspens avec Chen. Il les laissa donc sagement dans le sac que lui avait gentiment offert la vendeuse, enroulés dans du papier journal.

« Alors, quand cela vous arrangerait-il que je me rende à votre studio ? Par contre, je me dois de vous prévenir, mais je ne risque sûrement pas de pouvoir me libérer en journée, avec mon travail. J’espère que cela vous conviendra si je viens plutôt en soirée. »

Conclure sa petite sortie ainsi, sur une future entrevue avec ce photographe, et voilà qui serait parfait. Car déjà, son esprit était ailleurs et anticipait ce qu’il allait faire de ses vases, où les mettre, et avec quoi. L’entrée comme le lui avait suggéré Chen, il y avait pensé lui aussi, c’était même ce qui lui était venu spontanément. Il avait hâte de s’y mettre. Mais d’abord, conclure un rendez-vous chez son ami asiatique. Il aurait été dommage de passer à côté d’un possible talent qui n’avait pas encore eu l’occasion de s’exprimer et sur lequel il avait mis le grappin le premier.

Voyons, voyons, mardi prochain… Qu’avait-il de prévu déjà, mardi ? N’était-ce pas ce jour-là qu’il faisait venir une chanteuse et étoile montante de Las Vegas à son club pour une soirée spéciale ? Et 22 heure, ça voulait dire qu’il allait louper une partie du show… Dans un dernier espoir, il sortit à son tour son téléphone, un modèle tout aussi récent mais plus fin, plus « design », comme on disait maintenant, afin de s’assurer qu’il ne se trompait pas. En effet, c’était pile ce jour-là.

C’était comme de demander à quelqu’un de choisir entre des crêpes au nutella ou une grosse boîte de macarons. Difficile. Très difficile. C’était tentant de prendre le tout, mais incompatible entre eux, question de diététique. Mais je m’égare, la diététique n’a rien à faire dans le cas présent…

Quel dilemme, choisir entre une femme et sa curiosité. Cela dit, elle ne serait pas seule. Aidan, sa goule, serait là pour l’accueillir et pourvoir à ses besoins. Mais tout de même, il allait rater quelque chose, d’autant que bien qu’elle resterait quelques temps à Los Angeles, l’emploi du temps de la belle était déjà complet pour le reste de son séjour. Enfin tant pis, il la ferait revenir une autre fois, et ce fut donc sa curiosité vis-à-vis du possible talent de Chen vers laquelle il pencha.

« Mardi prochain à 22 heure, c’est entendu. »

Dans le même temps, il rajouta la note sur l’agenda de son téléphone.

« Où se situe exactement votre studio à Downtown ? Oh et, pendant que j’y pense, je devrais aussi vous laisser mon numéro, des fois que vous auriez un imprévu. »

Il attendit que Chen soit prêt à l’enregistrer sur son mobile, puis le lui dicta.